dimanche 22 juillet 2012

Les yeux de "Colombia"

Colombia, c'est là d'où il vient (la Colombie). Mais c'est aussi son surnom. Je ne sais pas comment il s'appelle et tout le monde dans le quartier l'appelle simplement "Colombia". C'est d'ailleurs comme ça qu'il se présente lui-même.

Colombia est un immigré colombien qui réside dans un quartier populaire de Caracas. Il est ce qu'on pourrait appeler un exclu de la société "formelle". Il vit de petits boulots, il lave les voitures des gens du quartier, aide à porter des paquets, surveille les bus la nuit en dormant dedans.

L'autre jour je suis repassé dans ce quartier qui m'est cher pour y avoir vécu. Colombia m'a tout de suite
reconnu: "Epa, mi hermano!". Je me souviens à l'époque où j'y habitais, je lui avais donné quelques t-shirts en lui demandant si ça l'intéressait. Et sa réponse m'avait marqué, il avait dit: "Bien sûr, amène-les! Et s'ils sont biens, je les mettrai même pour sortir du quartier!".

Pour lui, sortir du quartier et aller dans le centre de Caracas, c'était déjà quelque chose. Il n'était pas d'ici mais ces quelques rues étaient devenues les siennes. Et il en était fier: "Si t'as un problème dans le coin, n'hésite pas à crier 'Colombia!'. Moi je connais tout le monde et les gens me respectent ici".

L'autre jour donc, il me racontait comment il allait: "Je me suis fait opérer", me dit-il. "Opérer de l'œil, je ne voyais presque plus". Moi je lui demandais naïvement ou il s'était fait opérer: "Sur l'avenue Andrés Bello, chez les Cubains!". 

"Chez les Cubains" voulait dire chez les médecins cubains qui opèrent gratuitement dans les missions de santé du gouvernement bolivarien. Tout un symbole! Lui, Colombia, cet exclu de presque tout, qui ose à peine sortir de son quartier, s'était fait opérer de la cataracte. Et il n'était pas peu fier en sortant de sa poche une petite boite en plastique transparent dans laquelle il garde précieusement les morceaux de cristallin que les médecins lui ont extraits de l'œil: "Regardes ce que j'avais dans l'œil! Et je crois bien que je vais me faire opérer le second".

Comme avec sa réponse du t-shirt, Colombia m'a une fois de plus fait réfléchir. Et il n'est pas inutile de se rappeler de temps à autre le côté humain des choses. Les médecins cubains ne font pas que soigner les cancers des présidents, au Venezuela ils sauvent des vies tous les jours. Et ça, comme les yeux de Colombia, ça vaut tout le pétrole du monde.

dimanche 11 mars 2012

Au Sud Kivu, un journal à tout prix

Dans l’est du Congo, sortir un journal n’est pas chose facile. Et quand le titre est indépendant et dirigé par une femme, Solange Lusiku, cela relève de l’exploit.

Dans le contexte d’après-guerre de l’est congolais, Mme Lusiku a fait de la défense des droits humains,
et notamment de la cause des femmes, sa priorité. (Ph: Seb)

Solange Lusiku, journaliste radio devenue éditrice un peu malgré elle, a relevé le défi. Sa détermination et son engagement lui ont valu de recevoir, début février, le doctorat honoris causa de l’Université catholique de Louvain (UCL, Belgique). Depuis 2007, Le Souverain est le seul journal à paraître à Bukavu, à l’est de la RDC.

Tout a commencé par une promesse faite au fondateur du journal, Emmanuel Barhayiga. En février 2007, alors qu’il est cloué au lit par la maladie, il demande à Solange Lusiku de reprendre l’édition du titre. M. Barhayiga décède en avril et, en juin, «hantée par cette dette morale», Solange se lance dans l’aventure. «Il était question que je produise un numéro ou deux, que je paye cette dette et que je reste moralement quitte», explique-t-elle. Mais c’était sans imaginer l’engouement que susciterait le projet au sein de la population.

Elle travaille alors pour l’ONG Caucus des femmes congolaises du Sud Kivu pour la paix, «une organisation qui constitue un cadre de concertation et qui regroupe des femmes de toutes les tendances et idéologies, avec l’objectif de les faire participer à la gestion de la chose publique». Avant cela, Solange était passée par les radios communautaires de la région. La presse écrite elle n’y avait jamais touché. Elle a dû vaincre ses appréhensions mais aussi les préjugés de la société patriarcale. «Il y avait certaines réticences dues aux stéréotypes liés à la femme. Des gens qui essayaient de me décourager ou d’influencer mon mari en lui disant: ‘Si les hommes ont échoué, comment votre épouse peut penser qu’elle va réussir?’» Mais tout cela n’a fait que renforcer sa détermination et son envie «de les défier un peu et d’avancer toujours plus».

C’est cette détermination qui lui a permis de maintenir l’édition du journal dans le temps et qui lui a valu la reconnaissance de l’université belge. «Un titre honorifique, mais aussi un défi», comme elle le souligne. Le Courrier l’a rencontrée à cette occasion.

Comment sont sortis les premiers numéros du Souverain?

A part Le Souverain il n’y a pas d’autre journal à Bukavu. A l’époque il y avait des petits bulletins de liaison des ONG et de l’Eglise catholique. Ces bulletins étaient imprimés sur format A4. Mais nous voulions produire un journal professionnel, sur format A3. Pour cela il fallait imprimer à Kinshasa, parce qu’il n’y a pas d’imprimerie qui tire à ce format-là à Bukavu. Il fallait donc prendre le bateau jusqu’à Goma, au Nord Kivu, ensuite prendre l’avion du lendemain pour Kinshasa et une fois à Kinshasa produire le journal. Et comment le produire? En province, comme il n’y a pas de presse écrite, il n’y a pas de repères, donc je n’avais personne à qui demander conseil. Mais j’avais quelques connaissances dans la profession à Kinshasa, dans la presse écrite, et ils étaient d’accord de m’aider à mettre en page le journal.

J’ai commencé à recruter des gens dans les rangs de la société civile où j’évoluais, et d’autres aussi parmi mes relations, pour m’aider à écrire. Chacun m’amenait les papiers manuscrits au bureau du Caucus où je travaillais, et moi j’amenais tout ça dans un secrétariat public pour la saisie des textes, et je les récupérais sur clé USB. Cette clé USB, l’argent pour l’impression du journal, les feuilles de montages, etc., tout cela partait alors avec une connaissance, dans une enveloppe avec le nom du journaliste à Kinshasa et son numéro de téléphone. Au retour c’était la même chose, le journaliste de Kinshasa cherchait quelqu’un qui rentrait à Bukavu, lui confiait le lot de journaux et le tout arrivait chez nous entre trois semaines et un mois plus tard.

Quelle a été la réaction de la population aux premières parutions?

Nous avons commencé avec 250 exemplaires (500 aujourd’hui, ndlr). La première fois que c’est arrivé à Bukavu, on a remarqué l’engouement des gens, des nostalgiques de l’époque où il y avait encore des journaux au pays. Beaucoup de gens voulaient lire. Du coup les 250 exemplaires n’ont pas suffi, mais c’est tout ce qu’il y avait. Alors les gens se passaient le journal pour le lire. On avait encore beaucoup de choses à améliorer, on n’avait pas encore de ligne éditoriale bien définie. Mais on a fait un premier numéro, puis un deuxième, ensuite un troisième. Et au lieu d’arrêter on y a pris goût, parce que tout le monde s’intéressait. Il fallait continuer!

Ensuite, avec l’aide d’un journaliste belge d’origine congolaise, l’équipe s’est formée à l’écriture. Il nous a aussi fourni tout un encadrement méthodologique et éditorial pendant près de deux ans. Nous avons défini la ligne éditoriale avec toute l’équipe et élaboré la charte de notre journal, pour éviter de naviguer à vue. Nous nous sommes fixé pour mission de produire des articles qui rentrent dans le cadre de la promotion de la démocratie, des droits de la femme. Donc coupler démocratie et femme parce que pour nous celle-ci est un des piliers de la société. Une société où les droits de la femme sont bafoués ne peut pas évoluer.

Quel est l’état d’avancement du projet aujourd’hui?

Nous sommes entrés en contact avec une association en Belgique qui s’appelle Rencontre des continents, et cette association nous a parrainés dans l’introduction d’un projet afin d’obtenir des fonds pour produire le journal pendant un an. Cela nous a permis d’obtenir des ordinateurs pour travailler, de payer le loyer, etc., et c’est comme ça que nous avons commencé le travail proprement dit. Maintenant nous savons monter le journal, nous le mettons sur DVD et nous traversons la frontière. Kinshasa est très loin et à côté de chez nous, au Burundi, il y une bonne qualité de journaux, alors nous l’imprimons là-bas.

Mais cela représente aussi un problème parce que nous devons traverser la frontière avec le Rwanda. En allant c’est facile, c’est le retour qui est plus difficile parce que le Rwanda est un pays où l’espace démocratique n’est pas ouvert, la libre expression n’existe pas. Et comme nous évoluons dans la région des Grands Lacs, nous ne pouvons pas ne pas parler de ce qui se passe au Rwanda, de ce qui se passe entre le Rwanda et le Congo, et du coup ça expose celui qui voyage avec le lot. Alors, parfois, il faut embarquer les journaux dans un bus, et prendre place dans un autre bus. Dieu merci nous n’avons jamais été attrapés. Mais si cela arrivait un jour ce serait la pire des choses, parce que là-bas il n’y a pas de pitié.

Avez-vous rencontré des problèmes avec les autorités congolaises?

Pour ce qui est du journal non, mais avant oui. Je sais que, maintenant, ils ont peur de nous parce qu’ils savent que nous avons tout un réseau de gens, d’amis, d’organisations qui apprécient notre travail. Alors parfois ils m’appellent au téléphone, ils se fâchent carrément et me disent ‘tu veux qu’on te donne le luxe de t’exiler?’. Il y a aussi des tentatives de nous acheter, certains nous proposent de faire partie de leur cabinet et de devenir chargé de communication. Moi je refuse tout ça parce que nous ne voulons pas être inféodés politiquement ou liés à la religion, afin de rester vraiment indépendants. Encore aujourd’hui nous n’avons pas les moyens de garder notre autonomie financière, nous produisons à perte. Mais nous gagnons en terme de combat et non en terme d’argent.

Il y a beaucoup de journalistes indépendants en RDC mais ils n’ont pas les moyens de vivre leur indépendance, ils doivent se plier ou s’autocensurer. Beaucoup d’entre eux ont peur de dire les choses tout haut. N’oublions pas que nous sommes dans une région où trois journalistes et un défenseur des droits humains ont été assassinés ces dernières années. C’est aussi une zone convoitée où opèrent une floraison de multinationales qui exploitent les ressources naturelles avec des contrats fallacieux. Alors parfois nous sommes contraints de passer certaines informations à des confrères qui sont en sécurité pour les publier, afin de nous protéger nous-mêmes. En fait, nous vivons avec une espérance de vie de vingt-quatre heures renouvelable. 


Article publié dans le quotidien suisse Le Courrier le 10 mars 2012.

jeudi 1 septembre 2011

Feu sur le Marmara

Un documentaire sur la première Flottille à Gaza réalisé par David Segarra et produit par TeleSUR. Voix du sud à participé au sous-titrage avec l'aide de l'Association belgo-palestinienne. 

Le 31 mai 2010, neuf personnes étaient assassinées par des commandos israéliens dans les eaux internationales. Aux côtés de 700 autres activistes, elles essayaient d’acheminer de l’aide et de rompre le blocus qui maintient dans la souffrance la population palestinienne de Gaza depuis des années. A travers le récit des journalistes et des activistes ayant survécu à l’attaque, nous voyagerons de Caracas à Valence, Barcelone, Bruxelles, Londres, Stockholm, Istanbul et Gaza ; afin d’essayer de comprendre les motivations de la Flottille de la Liberté.

 


DVD / 70 min / 2011 / VENEZUELA

V.O. ESPAGNOL, CATALAN, TURC, FRANÇAIS, ANGLAIS, HEBREU, ARABE

SOUS-TITRES : FRANÇAIS

REALISATION / SCENARIO David Segarra

PRODUCTION Telesur

PHOTOGRAPHIE Vicent Chanzá

MONTAGE / EDITION Alejandro Jurado, Thairon Martínez

MUSIQUE Yann Manuguerra 

dimanche 28 août 2011

Venezuela : quand le poisson revient

(Photos : Seb)

Au Venezuela, la pêche industrielle au chalut a été interdite en 2009. Deux ans plus tard, la mesure porte ses fruits : la pêche artisanale vit un nouvel essor. Mais le manque de vision globale et à long terme du gouvernement pourrait freiner cette réussite.

La péninsule d’Araya, dans le département de Sucre, est connue depuis la colonisation pour ses salines. Ici, rien ne pousse, ou presque. La côte est aride et le sol poussiéreux. L’agriculture (principalement des plantations de bananiers) ne se développe que dans les zones plus humides, à flanc de montagne. Les ruines du vieux fort témoignent de l’importance stratégique d’Araya à l’époque coloniale, pour l’approvisionnement en sel de la métropole espagnole.


A Caimancito, petit village situé sur la péninsule, on vit de la pêche de père en fils. Car les côtes du département, aujourd’hui, sont aussi et surtout la réserve poissonnière du Venezuela : plus de 60% du poisson pêché dans le pays en provient.


« Moi, je pêche depuis l’âge de 8 ans. Mon père est mort jeune et j’étais le seul garçon de la famille. J’ai dû arrêter l’école et sortir en mer pour ramener de quoi manger à la maison », explique Persiliano Rodríguez, membre d’une coopérative familiale de distribution de poisson. A Caimancito, on savoure l’interdiction de la pêche industrielle au chalut [1] comme une victoire.


Pêche industrielle néfaste

« Les chalutiers pêchaient la langoustine et le corocoro (Haemulon Plumieri), ils décimaient le petit poisson et faisaient fuir le reste », raconte un pêcheur sur la plage. Persiliano précise : « Ils pêchaient en zone interdite, trop près des côtes, et sans aucun respect. Ils cassaient fréquemment les filets tendus par les petits pêcheurs et payaient rarement pour les dommages occasionnés ». D’après les témoignages, les propriétaires de chalutiers soudoyaient la Garde nationale (gendarmerie) pour échapper aux contrôles le long des côtes. La langoustine se vend cher sur le marché, quelques caisses offertes à la Guardia suffisaient pour s’assurer une sortie en mer sans réprimande.

Les pêcheurs du coin n’avaient alors d’autre choix que d’aller chercher le poisson ailleurs. Leurs petits peñeros (bateaux à moteur) les emmenaient jusqu’à l’île de Margarita, située à environ 40km en face de la péninsule. Certains faisaient l’aller-retour dans des journées et des nuits interminables. D’autres préféraient passer jusqu’à deux semaines complètes sur l’île ; ils rentraient ensuite quelques jours à la maison et repartaient à nouveau.


« Aujourd’hui, on sort quatre à cinq heures par jour et on ramène beaucoup plus de poisson. On a commencé à voir la différence à peine quelques mois après l’interdiction de la pêche industrielle », continue Persiliano qui aime raconter ses anecdotes. Il faut dire qu’il n’est pas seulement pêcheur, c’est aussi un agitateur qui reconnaît « ne pas s’être fait que des amis » par ses actions et ses apparitions dans la presse pour dénoncer les abus des chalutiers et la connivence des autorités. « Une nuit, nous avons organisé une expédition punitive. Nous sommes sortis en mer avec un petit groupe pour aller foutre le feu aux chalutiers qui nous pourrissaient la vie. Mais les équipages ont eu vent de notre plan et ils ne sont pas sortis », se souvient-il avec un petit sourire au coin des lèvres.

Cette lutte contre les chalutiers affectait aussi les relations entre villages voisins. Non loin de là, à Taguapire, la majorité des hommes travaillaient sur les chalutiers. « A l’époque, je n’étais pas vraiment le bienvenu à Taguapire. Parce qu’ils disaient que si on interdisait la pêche au chalut ils allaient perdre leur travail. Mais je pense qu’ils ont pris conscience de l’opportunité que cela représente pour tout le monde », ajoute Persiliano.


Récupérer le fruit de son travail

Taguapire aujourd’hui, ce sont 48 bateaux pour près de 280 pêcheurs. Carlos Salazar est un de ceux-ci. Reconverti à la pêche artisanale, il salue lui aussi la mesure. « J’ai travaillé pendant 28 ans sur les chalutiers. A l’époque, on pêchait la langoustine mais on ne la mangeait pas, c’était trop cher pour nous. Et puis on était obligés de vendre le produit de notre pêche au propriétaire du bateau. Il gardait 75% de la vente et les pêcheurs devaient se répartir les 25% restants », commente-t-il. D’après les chiffres de l’Institut socialiste de la pêche et l’aquiculture (Insopesca), la crevette était le principal produit de la pêche des chalutiers industriels et 98% étaient destinés à l’exportation.



Aujourd’hui, les hommes du village se sont eux aussi reconvertis à la pêche artisanale, même si celle à la langoustine inclut toujours l’utilisation de plus petits chaluts. « C’est différent, on n’est plus dans la pêche intensive industrielle », estime Persiliano. « Et puis c’est le type de pêche qu’ils manient, on ne peut pas leur interdire du jour au lendemain, ces hommes ont leurs familles à nourrir. Au moins, maintenant, cet argent reste dans le village ». La loi prévoit en effet une période de transition pour ce type de pêche (voir encadré).

Organiser les pêcheurs

Dans la foulée de la réforme, des crédits ont été accordés par le gouvernement pour la reconversion. L’Insopesca a voulu également organiser les pêcheurs de la zone en « conseils de pêcheurs et aquiculteurs ». L’idée s’inspire des conseils communaux, organes de démocratie locale participative dans les villes et les campagnes. Officiellement, ces conseils doivent permettre aux pêcheurs de participer directement à la planification, gestion, direction, exécution, contrôle et évaluation des politiques nationales en matière de pêche.


Persiliano fut, à une époque, président de l’association des pêcheurs de Caimancito. Il a son opinion sur ces conseils : « Le problème c’est qu’ils ont été instrumentalisés dès le départ. Le gouverneur, le maire et même un député de la région ont chacun créé ‘leur’ conseil de pêcheurs, avec un groupe de personnes qui les soutient. Donc, à la tête de ces conseils, on trouve des gens qui n’y connaissent pas grand-chose et qui ne revendiquent pas beaucoup ; ils sont cooptés ». Pour Persiliano, ce qu’il manque aujourd’hui c’est une organisation effective de la pêche entre tous les villages de la zone.


Besoin d’une vision à long terme

Sur le marché de Carúpano, à deux heures de route de Caimancito, le poisson frais s’étale tous les jours sur les échoppes. On y vend au gros pour le distribuer ensuite vers Caracas et les autres villes du pays, mais aussi au détail pour les habitants du coin. « Les défenseurs de la pêche industrielle disaient que les pêcheurs artisanaux n’allaient pas pouvoir alimenter le marché national. En à peine six mois après l’application de la loi, le marché était déjà amplement alimenté », explique Persiliano.


Alors que les vieux chalutiers sont coulés le long des côtes comme récifs artificiels pour attirer le poisson, le gouvernement a commencé les travaux pour construire un chantier naval sur la route entre Caimancito et Taguapire. Mais cette nouvelle initiative est vue d’un mauvais œil par Persiliano et les siens : « C’est contradictoire de construire ça ici, cela va inévitablement entraîner une pollution. Nous ne sommes pas une zone industrielle, nous vivons de la pêche artisanale. Cela démontre vraiment un manque de vision à long terme de la part du gouvernement ». Il existe d’ailleurs déjà un chantier plus loin sur la côte, près de la ville de Cumaná ; et d’après les pêcheurs, les coquillages pêchés dans cette zone ont un goût de gasoil.

Cofinancé par le Brésil et le Venezuela, le nouveau chantier devrait être amené à produire des supertankers de près de 300 000 tonnes, afin de fournir le marché asiatique en pétrole vénézuélien. Par ailleurs, la nouvelle flotte industrielle de l’ALBA [2], Pescalba, a été créée en 2009 entre Caracas et La Havane comme « alternative » à la pêche au chalut. Certains membres des équipages de chalutiers ont été reconvertis et formés pour travailler sur les bateaux de Pescalba. Le gouvernement vénézuélien ne cache son ambition de convertir le pays en « puissance poissonnière » de la région en développant sa propre flotte industrielle. Les pêcheurs artisanaux de la péninsule d’Araya espèrent que cela se fera dans le respect de leur habitat et de leurs traditions de pêche.


Quid des eaux usées ?

Finalement, si la nouvelle législation favorise l’écosystème marin et les pêcheurs locaux, elle n’est pour l’instant pas intégrée à une politique générale de protection de l’environnement et des ressources naturelles. Les eaux usées, par exemple, sont très rarement traitées et les rivières chargées de reflux industriels, agricoles ou encore ménagers finissent leur parcours directement dans les eaux turquoise de la mer des Caraïbes. Le cas du Guaire (cours d’eau qui traverse la capitale Caracas) est emblématique : Il ressemble plus à un égout à ciel ouvert qu’à une rivière. Selon la biologiste Evelyn Pallotta, des stations d’épuration existent mais très peu fonctionnent réellement. « Le poisson ne diminue pas seulement à cause de la surexploitation de la pêche, il est aussi affecté par la pollution » [3].


Sur la route entre Caimancito et Carúpano, les déchets ménagers des villages environnants sont entassés dans une décharge à ciel ouvert, l’épaisse fumée et l’odeur qui s’en dégagent laissent présumer qu’ils sont fréquemment brûlés en plein air, à quelques centaines de mètres du front de mer. Sur le bord de la route, un panneau gouvernemental annonce la construction d’un futur (hypothétique ?) compacteur de déchets...


Notes :

[1]
Le chalut est le filé traîné par le chalutier. Il fonctionne comme un entonnoir au fond clos, dans lequel le poisson est capturé. Il permet une pêche intensive (les plus grands chaluts peuvent être tirés par deux bateaux à la fois) et est un des principaux responsables de la surexploitation des ressources marines.


[2]
L’ALBA, ou l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, est une organisation politique, sociale et économique de coopération entre des pays de gouvernements progressistes d’Amérique latine et des Caraïbes. Elle est née en 2005 à l’initiative de Cuba et du Venezuela, comme alternative à l’ALCA (ZLEA en français, Zone de libre-échange des Amériques, alors impulsée par Washington).


[3]
Humberto Márquez, El calor sube y la pesca disminuye en el Caribe venezolano, IPS Noticias, octobre 2010, www.ipsnoticias.net




Plus de 10 km de protection exclusive


Depuis 2001, un décret-loi réserve aux embarcations artisanales une zone exclusive de pêche de plus de 10 km le long des côtes. Ce décret figurait parmi un ensemble de mesures qui avaient déclenché les foudres de l'opposition et mené au coup d'Etat patronal et militaire du 11 avril 2002.

En ce qui concerne la pêche industrielle au chalut, elle est interdite depuis 2008 « dans les eaux territoriales et la zone économique exclusive de la République bolivarienne du Venezuela ». La législation laissait un an aux entreprises actives dans le secteur pour s’adapter, les chalutiers sont donc définitivement rentrés dans les ports le 14 mars 2009.

La loi dit également dans son article 23 que « la pêche artisanale au chalut sera progressivement remplacée par d'autres méthodes afin de garantir le développement durable des ressources hydrobiologiques et l'environnement ».

Selon l'Insopesca, le Venezuela produit environ 400 000 tonnes annuelles de poisson. Le pays compte près de 30 000 pêcheurs, dont la majorité travaille à bord de petites embarcations artisanales.




Article publié dans
dlm, demain le monde, n°8, juillet-août 2011 // www.cncd.be/dlm

mercredi 3 août 2011

Eric Toussaint : "Il faut annuler les dettes illégitimes"


ENTRETIEN • L’économiste Eric Toussaint critique les plans d’austérité imposés en Europe, qui vont accroître la dette sans permettre une relance économique.

Economiste, président de la section belge du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), Eric Toussaint a intégré la commission d’audit de la dette mise sur pied par le président équatorien Rafael Correa, à la suite de laquelle l’Equateur a décidé d’annuler une partie de sa dette jugée illégitime. Il livre son analyse de la crise qui frappe aujourd’hui plusieurs pays européens.


La Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, et maintenant les Etats-Unis: la crise de la dette n’en finit pas de toucher les pays industrialisés. Assiste-t-on au retour de manivelle du renflouement des banques par les Etats lors de la crise des subprimes en 2008?


Eric Toussaint: Oui et non. Bien sûr, les dettes publiques dans toute une série de pays (Etats-Unis, Irlande, Grande-Bretagne, Belgique, Portugal) ont fortement augmenté après les plans de sauvetage des banques privées. Cela a coûté beaucoup d’argent et, pour financer ces plans de sauvetage massifs, ces Etats empruntent sur les marchés et donc leur dette augmente. Mais ce n’est pas la seule cause. L’autre cause est la récession économique qui diminue les recettes des Etats et qui les oblige à multiplier aussi les recours à l’emprunt.

C’est aussi l’aboutissement de politiques qui ont été appliquées avant cette crise financière de 2007-2008. Ce sont ces vingt ans de politiques fiscales néolibérales qui ont consisté à réduire radicalement les impôts payés par les sociétés privées sur leurs bénéfices, en particulier les grandes sociétés; et en cadeaux faits aux ménages les plus riches (la classe capitaliste) qui paient moins d’impôts, que ce soit sur leur patrimoine ou sur leurs revenus. Et comme cette partie-là de la société a moins contribué à l’impôt, on a bien sûr augmenté les impôts sur les autres couches de la société (les travailleurs) et on a augmenté les taxes comme la TVA. Mais il a fallu aussi pendant ces vingt années-là, puisqu’on réduisait la charge fiscale sur les riches, combler le trou par un recours à l’emprunt. Donc la dette publique a aussi augmenté ces vingt dernières années à la suite des réformes fiscales néolibérales.


On arrive donc à un moment où les Etats ne vont plus pouvoir se maintenir artificiellement, et cela aura des conséquences sociales...

Oui, les gouvernants sont face à l’alternative suivante: soit ils prennent un virage de rupture avec le néolibéralisme et ils adoptent des mesures pour faire contribuer la classe capitaliste, les entreprises; ils imposent une nouvelle discipline aux marchés financiers et ils prennent des mesures pour créer des emplois. Visiblement, les gouvernements actuels ne vont pas vers cette option. Soit ils profitent de la crise pour appliquer, comme dirait Naomi Klein, la "stratégie du choc" et pour approfondir encore plus les politiques néolibérales.

Les Etats-Unis vont relever le plafond de leur dette, qui atteint déjà 100% du PIB. Au-delà du bras de fer entre républicains et démocrates, que signifie cette augmentation?


Le fond de la crise de la dette aux Etats-Unis, c’est que, pour revenir aux deux options dont je parlais, le gouvernement Obama approfondit l’offensive néolibérale et cela ne permet pas de prendre des mesures pour diminuer la dette publique. Parce qu’il faut évidemment la diminuer. Mais il existe une version en faveur de la population, c’est-à-dire faire payer aux institutions financières et aux ménages très riches qui détiennent une grande partie de la dette publique, le coût d’une réduction de cette dette.

Quelle est votre analyse des derniers plans européens de redressement de la dette, notamment envers la Grèce?


Les derniers plans européens, et notamment le plan à l’égard de la Grèce et dont la philosophie s’étend au Portugal et à l’Ir lande, demandent une précision sur la situation de ces pays. Ils ne peuvent emprunter sur les marchés financiers qu’à court terme. A trois mois ou à six mois. Parce que s’ils voulaient emprunter à cinq ou dix ans – c’est le cas de la Grèce –, ils devraient verser un taux d’intérêt d’environ 17%. Donc la Grèce emprunte à trois mois et à six mois sur les marchés financiers. Alors qui lui prête à plus long terme? C’est la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE). Ces trois protagonistes prêtent à plus long terme et profitent de l’état de détresse de ces pays pour leur dire: nous, les bons flics, on ne vous demande pas du 17% ou du 14%, on vous demande (et ce sont les dernières mesures décidées il y a dix jours) du 3,5% ou 4,5%. Mais vous êtes obligés d’appliquer des plans d’austérité drastiques. Lesquels sont des plans constitués de mesures néolibérales extrêmement dures.

La conséquence, c’est que ces mesures qui diminuent l’activité économique – parce qu’elles diminuent la demande globale puisqu’elles affectent le revenu des ménages modestes – ne vont pas permettre une relance économique. La dette publique va continuer son ascension, ces pays vont devoir continuer à emprunter pour pouvoir rembourser. Ils sont donc partis pour une période de dix, quinze ou vingt ans d’austérité et d’augmentation de la dette. Ce qui peut produire, dans les années qui viennent, des situations de suspension de paiement parce qu’ils arriveront à une situation intenable.


Dans le cas de la Grèce, où la classe dirigeante a fait preuve d’un haut niveau de corruption, comment imposer une meilleure gestion de l’argent public?


Que faire face à la corruption des capitalistes locaux et de la classe politique locale? La réponse est un audit de la dette, qui commence par un audit citoyen permettant de montrer à la population que la dette n’est pas une sorte de mal incompréhensible qui s’abat sur le pays mais le résultat de politiques délibérées et parfaitement injustes. Les dettes contractées dans le cadre d’actes de corruption sont frappées d'illégitimité, voire d’illégalité. Elles doivent être annulées.



"Rien n’oblige à appliquer l’austérité"


Si un Etat voulait ne pas faire payer la dette à ses citoyens, en aurait-il les moyens?


Bien sûr, c’est tout à fait possible. A cause de la crise bancaire, les banques privées ont déjà dû rayer plus de 1200 milliards de dollars d’actifs toxiques dans leurs bilans, c’est-à-dire de créances douteuses, des dettes que d’autres leur devaient et qui ont été effacées. Il est parfaitement possible de continuer l’assainissement en annulant d’autres créances douteuses. Et les créances douteuses, ce sont celles que les Etats considéreraient comme des dettes illégitimes, en disant «on n’est plus d’accord de continuer à payer». L’argument est que si on regarde ce qui s’est passé dans les trente dernières années en Europe, l’augmentation de la dette publique est due à une politique délibérée, injuste socialement, injuste fiscalement. Cette politique a consisté à privilégier fiscalement ceux qui sont déjà privilégiés en termes de revenus et d’aisance.

Mais cela implique évidemment d’avoir des gouvernements de gauche qui arrivent au pouvoir avec la volonté de changer radicalement le cours des choses. Cela pose la question de la mobilisation populaire, qui est la clé de la solution. Mais sur le plan technique c’est parfaitement possible. Il faut simplement obliger le secteur bancaire à prendre en compte des pertes, à passer par pertes et profits une série d’éléments de leurs bilans qui sont autant de créances douteuses ou de créances illégitimes.


Quel serait le pas suivant? Une sorte de plan Marshall pour relancer l’emploi?

Plutôt qu’un plan Marshall, le pas suivant serait soit un New Deal du type de celui des années 1930 à la Franklin Roosevelt, soit un programme plus radical. Mais Roosevelt, dans les mesures prises au cours des premiers mois de son mandat, avait notamment augmenté radicalement le pourcentage d’imposition sur les tranches de revenus les plus élevées, qu’il avait porté à 90%. Un New Deal imposerait aussi une nouvelle discipline financière, comme interdire aux banques d’affaires de se fondre avec des banques de dépôts, où les épargnants déposent leurs épargnes. Roosevelt avait fait adopter le Glastigal Act, qui forçait les banques à se séparer entre banques d’affaires et d’investissements d’une part, et banques de dépôts d’autre part. Ce serait une version capitaliste keynésienne de sortie de la crise.

Mais on pourrait avoir une autre version, une sortie plus radicale, une sortie anticapitaliste avec des mesures, par exemple, de nationalisation sans indemnisation du secteur bancaire et d’autres secteurs clés de l’économie. Cela impliquerait de ne pas avoir simplement un gouvernement de type Roosevelt mais un véritable gouvernement de gauche, un gouvernement des travailleurs. Cette option-là est aussi imaginable dans les cinq ans ou les dix ans qui viennent. On est pour le moment à un virage de l’histoire et les mois et les années à venir nous diront si des rébellions comme celles des indignés en Espagne ou en Grèce accumuleront des forces et déboucheront sur des changements qui dépasseront simplement les urnes. Je n’affirme pas que cela va avoir lieu, je dis que c’est une possibilité qui est ouverte, qu’il ne faut pas écarter. Les mouvements sociaux et les personnes qui veulent un changement réel fortement doivent soutenir ces mobilisations.



Article publié dans le quotidien suisse Le Courrier le 03 août 2011.

mercredi 27 avril 2011

Sabino et la lutte pour la répartition des terres

Le cacique yukpa Sabino Romero lors d'un débat
à l'Université centrale du Venezuela. (Ph: Seb)


Arrêté en 2009 après des affrontements ayant coûté la vie à deux personnes, le cacique indigène vénézuélien Sabino Romero dénonce un procès tronqué avec, en trame de fond, la démarcation des terres ancestrales riches en ressources naturelles.


La lutte pour la terre dans les montagnes de Perijá remonte aux années 1930, lorsque les éleveurs de bétail (ganaderos) commencèrent à s'approprier les territoires historiquement occupés par les peuples indigènes de la zone, parmi lesquels les Yukpas. Par la suite, l'exploitation des mines de charbon par les multinationales fut également un facteur de déplacement de ces populations.

Sabino Romero, cacique d'une des communautés yukpas de la Sierra de Perijá (dans l'Etat de Zulia, à l'ouest du Venezuela), bataille depuis près de 30 ans pour la récupération de ces territoires ancestraux. En 2007, son père était assassiné par des sicarios (tueurs à gage).


Un décret présidentiel qui limite la participation des peuples

Lors des affrontements d'octobre 2009, Sabino lui-même figurait parmi les blessés. Il fut ensuite arrêté et accusé d'homicide. Le second cacique, Alexander Fernández, y perdit sa femme enceinte. Il fut lui aussi arrêté. Il dénonce aujourd'hui les mauvais traitements endurés: coups et sac sur la tête pour l'obliger à témoigner contre Sabino en échange de sa liberté. Mais Alexander n'a jamais plié. Depuis le 15 mars, tous deux jouissent de liberté conditionnelle mais le procès se poursuit. "Lors des audiences nous avons systématiquement dénoncé l'absence d'un procès équitable. Les 97 “preuves” présentent toutes des vices de procédure", explique Leonel Galindo, avocat volontaire qui défend la cause des Yukpas.

Les médias locaux ont tenté de présenter l'affaire comme une simple querelle entre familles indigènes. Mais les enjeux sont tout autres: il s'agit de la continuité du processus de démarcation des terres (et des intérêts financiers en jeu pour les ganaderos). Sabino en est l'un des plus fervents défenseurs, ayant rejeté tout "arrangement" favorable à ces derniers et refusant également de se plier aux discours et recommandations officielles. Car, si les populations indigènes ont vu leurs droits, langues et cultures officiellement reconnus par la Constitution de 1999, ainsi que par la Loi des Peuples et Communautés indigènes de 2005, leurs dispositions restent encore trop souvent lettres mortes. Aujourd'hui, Sabino profite de sa liberté pour dénoncer le lourd silence qu'ont par exemple maintenu les médias officiels envers la cause des Yukpas. Il dénonce également les prises de position de la ministre des Peuples indigènes, Nicia Maldonado.


Le jour même de sa libération, les organisations indigènes de l'Amazonie vénézuélienne (à l'autre extrême géographique du pays) se prononçaient elles aussi pour exiger une révision du processus de démarcation, qu'elles estiment confisqué par les autorités. Elles signalent ainsi que le décret présidentiel de novembre 2010, qui modifie les conditions de démarcation, "limite la participation directe des peuples et organisations indigènes". Elles dénoncent aussi la ministre Maldonado qu'elles accusent de "promouvoir la division, l'affrontement et de délégitimer les peuples indigènes et leurs organisations, compliquant de la sorte le processus de démarcation dans différentes régions du pays".



Article publié dans la rubrique "Vu d'Amérique" du bimensuel suisse L’Anticapitaliste n° 44, le 31 mars 2011.

mercredi 23 mars 2011

Le Venezuela suspend son projet de centrale

NUCLÉAIRE - La catastrophe de Fukushima remet en cause le développement nucléaire avec Moscou.

Le président Hugo Chávez a annoncé mardi dernier avoir "donné l'ordre de geler les plans et les études préliminaires" du programme nucléaire pacifique vénézuélien. "Ce qui s'est passé ces dernières heures est quelque chose d'extrêmement dangereux pour le monde entier. Et malgré la grande technologie et les avancées du Japon en la matière, regardez ce qui se passe avec certains réacteurs nucléaires. Et on ne connaît pas encore la portée du problème...", a-t-il déclaré lors d'une rencontre au Palais présidentiel avec des investisseurs chinois.

En octobre 2010, durant une visite à Moscou, Hugo Chávez avait officialisé un accord avec son homologue russe Dimitri Medvedev pour la construction de la première centrale nucléaire au Venezuela. Projet qui avait alors "inquiété" Washington. Mais la crise japonaise semble avoir refroidi les ambitions vénézuéliennes, présentées à l'époque comme une avancée vers l'indépendance technologique et énergétique. "Je n'ai pas le moindre doute que cela va modifier très fortement les projets de développement de l'énergie nucléaire dans le monde", a estimé le président vénézuélien.

Paolo Traversa, chef du programme "P Gamma" de l'Institut vénézuélien de recherches scientifiques (IVIC), estime que c'est une bonne décision: "La situation dramatique du Japon doit être prise en compte. Si on veut continuer à utiliser l'énergie nucléaire dans le monde, il va falloir revoir les plans des futures installations. En ce qui concerne le Venezuela, nous n'avons pas de centrale nucléaire. Ce que nous devons faire maintenant c'est développer et diversifier nos sources d'énergie. Nous avons de grandes réserves de gaz et des zones ou il y a du vent en permanence, nous pourrions y développer des parcs éoliens".

Selon les déclarations du ministre de l'Energie, Alí Rodríguez Araque, lors d'une comparution devant le Parlement le 17 février, la région de la Guajira vénézuélienne disposerait d'une capacité de génération d'énergie éolienne équivalente à 10 000 mégawatts, alors que le projet nucléaire avec Moscou aurait quant à lui dû atteindre les 4000 MW au cours des dix prochaines années. Cependant, le seul projet éolien actuellement en construction, dans la péninsule de Paraguaná (qui devrait apporter 100 MW), n'est toujours pas entré en fonctionnement. La première pierre du chantier a été posée en novembre 2006 par le président Chávez et l'inauguration était alors prévue pour l'année suivante.

Enfin, le président colombien Juan Manuel Santos a lui aussi salué "le geste d'opportune précaution" de son voisin vénézuélien. "Nous ne devons pas seulement nous préparer à affronter le changement climatique, nous devons aussi nous concentrer sur la prévention d'autres catastrophes que l'action de l'homme, de par sa course à la technologie, peut occasionner", a-t-il déclaré.



Article publié dans le quotidien suisse Le Courrier le 22 mars 2011.

lundi 14 mars 2011

Réveil vénézuélien

Tournage au Venezuela du film "El chico que miente" de Marité Ugás.
(Ph: SUDACA FILMS)

CINÉMA - Au Venezuela, la production nationale commence à gagner sa place auprès du public avec, en coulisses, une politique de soutien aux talents locaux. La sélection du film "El chico que miente" dans la compétition du dernier Festival de Berlin témoigne de cette renaissance.

Le film El chico que miente (Le garçon qui ment) raconte l'histoire d'un adolescent de 13 ans qui a perdu sa mère lors des tragiques inondations dans l'Etat de Vargas, en 1999. Dix ans plus tard, persuadé qu'elle est toujours en vie, il décide de partir à sa recherche le long des côtes du Venezuela. Réalisé par la Péruvienne Marité Ugás, mais écrit et produit par la Vénézuélienne Mariana Rondón, ce road movie sélectionné en compétition au dernier Festival de Berlin participe de ce qu'on pourrait appeler la renaissance du cinéma vénézuélien.

"Après avoir été un genre en soi, notre cinéma commence à se diversifier. On produit maintenant des films historiques, des comédies romantiques, etc. Ce qui ouvre un grand nombre de possibilités", explique Mariana Rondón. Scénariste et productrice d'El chico que miente, elle a par ailleurs réalisé Cartes postales de Leningrad, primé au festival Biarritz Amérique latine en 2007.

Lors du tournage de ce film, en 2003, les structures publiques d'aide à la production n'existaient pas encore. "A l'époque, il n'y avait pas d'argent. Je dirais qu'il a fallu attendre 2007 pour voir arriver des subventions au cinéma".

C'est effectivement en 2006 qu'a été créée la Villa del Cine, une maison de production 100 % publique. La même année naissait aussi Amazonia Films, fondation de l'Etat destinée à la diffusion des oeuvres cinématographiques. C'est encore en 2006 qu'a vu le jour le Fonds de promotion et de financement du cinéma (Fonprocine), administré par le Centre national autonome de cinématographie (CNAC), institution qui existe, elle, depuis 1994.

Investissements publics

L'effort commence à porter ses fruits et les chiffres en témoignent: 50 longs métrages ont été produits au Venezuela entre 1993 et 2005, puis 75 au cours des cinq années suivantes. Et d'après Mariana Rondón, la tendance devrait se confirmer en profitant d'un phénomène intéressant: "Beaucoup de cinéastes qui ont étudié ou qui vivaient à l'étranger reviennent maintenant au Venezuela. Le CNAC vient d'ouvrir les candidatures pour l'année en cours et ils sont tous ici en train de déposer leurs projets".

La réforme de la Loi sur le cinéma en 2005 constitue un autre instrument décisif de cette renaissance. Elle a permis entre autres la création du Fonprocine et oblige les salles à distribuer les films nationaux durant deux semaines au moins. "Les résultats sont fantastiques. Pour vous donner un exemple, à la sortie de mon premier long métrage, le distributeur a annulé la projection la veille de l'avant-première, sous prétexte qu'il avait un 'meilleur film' à passer. Et je me suis retrouvée avec mon film sur les bras sans savoir quoi faire! Aujourd'hui, avec la loi et ces instruments pour nous défendre, les avancées sont immenses".

Former les spectateurs

Au-delà des progrès dans la production de longs métrages, l'un des défis majeurs reste de capter un public habitué presque exclusivement et depuis des décennies au cinéma commercial nord-américain. Dans cette optique, Amazonia Films distribue les oeuvres nationales en DVD à des prix accessibles, mais aussi des films étrangers. La Cinémathèque a par ailleurs inauguré un ample réseau de salles communautaires dans les différentes régions du pays. Et la chaîne publique TVes diffuse chaque semaine des films vénézuéliens et latino-américains pour le grand public.

Fondée en mai 2007 pour remplacer la chaîne commerciale RCTV arrivée à la fin de sa concession, TVes entend concilier culture et divertissement. "L'une de nos lignes de travail est la promotion de la production audiovisuelle nationale –ce mandat est même inscrit dans nos statuts. Nous devons créer un modèle de télévision qui permette de montrer nos créations et celles de nos voisins latino-américains, c'est notre objectif fondamental", explique William Castillo, président de la chaîne. "Nous savons que la télévision sert surtout à divertir et nous l'acceptons, mais sans souscrire au modèle commercial. Le but n'est pas d'abrutir les gens avec de la télé-poubelle, ni de les inciter à consommer. Nous pensons qu'on peut se divertir avec la culture, avec une réflexion sur notre propre réalité", précise-t-il.

Pour Manuela Blanco, anthropologue et réalisatrice de documentaires, le cinéma vénézuélien a pris de l'importance en devenant le réceptacle de certaines valeurs et en favorisant l'éveil d'une population plus conscientisée. "Il y a une vraie politique impulsée par l'Etat dans ce sens, même si tout ne fonctionne pas à merveille et qu'il manque parfois des mesures d'accompagnement. Mais on y arrive... L'année dernière a été particulièrement positive avec environ onze avant-premières de films nationaux. On peut dire que les gens ont recommencé à aller voir les films vénézuéliens".



Le cinéma, "miroir de l'âme des peuples"

Réalisatrice de documentaires et activiste à la longue trajectoire, Liliane Blaser évoque l'évolution du cinéma au Venezuela. Née d'un père suisse originaire du canton de Berne, elle dirige depuis 1986 une école de cinéma à Caracas.

Tournage du film "El chico que miente" de Marité Ugás.
(Ph: SUDACA FILMS)

Comment êtes-vous arrivée au documentaire?

Liliane Blaser: Ma mère avait une caméra 16 mm et filmait énormément. Elle était très pédagogue et, pour mes 16 ans, elle m'a acheté ma première caméra, une Super 8. J'ai commencé à filmer et j'ai réalisé un premier court métrage expérimental où je racontais toute l'histoire du monde en 3 minutes!

Ensuite, au début des années 1970, avec un groupe de quatre ou cinq fous, nous avons créé la Communauté de travail et d'investigation (Cotrain). Au départ, nous faisions du travail social dans les quartiers défavorisés de Caracas. Je me suis rendue compte que, pour changer les choses, notre action était importante mais pas suffisante. Nous avons alors fait du théâtre, du cinéma et des revues, en cherchant un peu quel serait notre média. L'art est pour moi une très belle fin en soi, mais c'est aussi un moyen pour transformer la réalité: ce n'est pas juste de "l'art pour l'art".

Quelles sont les étapes qui ont marqué l'évolution du cinéma vénézuélien?

– Dans les années 1960, il y avait un cinéma très militant, "imparfait" dans le sens où il était réalisé avec des bouts de ficelle. Ces films ont eu une grande influence idéologique, même s'ils n'ont pas pour autant provoqué de révolution. Durant la décennie suivante, avec la hausse du prix du pétrole (et l'importante entrée d'argent dans le pays qui en découle, ndlr), on a vu apparaître beaucoup de fictions et de long métrages. Les moyens nécessaires à leur production étaient là. Ces films qui étaient encore attachés à nos racines sociales s'en sont peu à peu détachés pour s'orienter vers des formes plus commerciales, tout en restant quand même du cinéma d'auteur.

A la Communauté de travail et d'investigation, nous avions à l'époque une vision différente de ce qu'était le septième art: nous étions un peu comme une île qui résistait face aux attaques du néolibéralisme. Aujourd'hui, avec la Villa del Cine et toutes ces facilités, le cinéma d'auteur a plus de possibilités. Celui qui a un bon scénario et un peu d'expérience parvient facilement à trouver un financement. En ce qui concerne le profil idéologique des oeuvres, on se rend compte que les institutions soutiennent des productions de natures très différentes, qu'on peut tourner toutes sortes de films au Venezuela.

Comment voyez-vous le futur du secteur?

– Je pense qu'il y aura de plus en plus de personnes formées et d'opportunités. On peut observer une volonté, tant individuelle qu'institutionnelle, de démocratiser le cinéma dans le pays. Cela dit, il faut encore que les gens –le gouvernement comme l'homme de la rue– comprennent que le cinéma est le miroir de l'âme des peuples. Qu'il s'agit là de quelque chose d'important, car c'est le reflet des processus vécus par ces populations.



Articles publiés dans le quotidien suisse Le Courrier le 12 mars 2011.

lundi 7 mars 2011

Le fiasco libyen de TeleSUR

(Photo: Seb)

Après les déclarations plus que douteuses des gouvernements dits "progressistes" d’Amérique latine, c’est la chaîne multiétatique TeleSUR qui a surpris en serrant les rangs derrière le régime libyen.


"L’ennemi de mon ennemi est mon ami", c’est probablement la formule qui résume la position adoptée ces derniers jours par certains gouvernements réputés progressistes d’Amérique latine face aux soulèvements populaires que vit la Libye. Mais la prise de position la plus inattendue fut sans doute celle de la chaîne publique latino-américaine basée à Caracas. Développant depuis quelques mois déjà sa couverture de l’actualité au Moyen-Orient, TeleSUR a disposé d’un correspondant à Tripoli à partir du 23 février. L’envoyé spécial de la chaîne (Jordan Rodríguez) a reconnu, lors de son premier contact téléphonique, avoir été détenu durant près de cinq heures par les forces de sécurité à son arrivée à l’aéroport. Cependant, vu les bonnes relations que le gouvernement vénézuélien (principal actionnaire de TeleSUR) entretient avec la Libye, quelques coups de fil haut placés ont probablement permis de débloquer la situation et rendu possible l’entrée du jeune journaliste en territoire proscrit à la plupart des médias.


Les premiers commentaires sur place de l’envoyé spécial ont fait preuve d’un manque total d’honnêteté intellectuelle, se limitant à assurer que tout était "normal" à Tripoli et que les manifestations étaient "de soutien à Kadhafi". Par la suite, le site web de la chaîne publiera un article titré : "Tripoli se manifeste en faveur de Kadhafi et les opposants disent contrôler l’est de la Libye" (1). Alors que le journal Le Monde disposait d’une envoyée spéciale dans l’est du pays en plein soulèvement, la chaîne qui se prétend le porte-voix des opprimés du Sud se contentait de reportages sur la place Verte de Tripoli, au milieu de quelques manifestants pro-Kadhafi.


L’anti-impérialisme à quel prix ?


Ce n’est qu’à partir du 25 février que le site www.telesurtv.net reflètera les commentaires d’un autre correspondant depuis Benghazi, en donnant cette fois la parole aux opposants. Ce second envoyé spécial, Reed Lindsay, informera enfin clairement des crimes commis par le régime et commentera même depuis son compte Twitter (@reedtelesur) le 28 février : "Les habitants de Benghazi demandent que les gouvernements de l’ALBA abandonnent Kadhafi et appuient la lutte révolutionnaire du peuple libyen".


Ce parti pris de la chaîne (et des gouvernements de l’Alternative bolivarienne des Amériques -ALBA- en général) prétend défendre un soi-disant anti-impérialisme de la Libye de Kadhafi face aux Etats-Unis et à l’Europe. Il montre cependant toutes les limites d’une telle appréciation politique qui mène ses partisans, consciemment ou non, à se positionner contre les peuples au nom de l’anti-impérialisme.



Note:


(1) Trípoli se manifiesta a favor de Gaddafi y opositores dicen controlar el este de Libia, le 23 février 2011.




Article publié dans la rubrique "Vu d'Amérique" du bimensuel suisse L’Anticapitaliste n° 42, le 3 mars 2011.


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