Dans l’est du Congo, sortir un journal n’est pas chose facile. Et quand le titre est indépendant et dirigé par une femme, Solange Lusiku, cela relève de l’exploit.
Dans le contexte d’après-guerre de l’est congolais, Mme Lusiku a fait de la défense des droits humains,
et notamment de la cause des femmes, sa priorité. (Ph: Seb)
Solange Lusiku, journaliste radio devenue éditrice un peu malgré elle, a relevé le défi. Sa détermination et son engagement lui ont valu de recevoir, début février, le doctorat honoris causa de l’Université catholique de Louvain (UCL, Belgique). Depuis 2007, Le Souverain est le seul journal à paraître à Bukavu, à l’est de la RDC.
Tout a commencé par une promesse faite au fondateur du journal, Emmanuel Barhayiga. En février 2007, alors qu’il est cloué au lit par la maladie, il demande à Solange Lusiku de reprendre l’édition du titre. M. Barhayiga décède en avril et, en juin, «hantée par cette dette morale», Solange se lance dans l’aventure. «Il était question que je produise un numéro ou deux, que je paye cette dette et que je reste moralement quitte», explique-t-elle. Mais c’était sans imaginer l’engouement que susciterait le projet au sein de la population.
Elle travaille alors pour l’ONG Caucus des femmes congolaises du Sud Kivu pour la paix, «une organisation qui constitue un cadre de concertation et qui regroupe des femmes de toutes les tendances et idéologies, avec l’objectif de les faire participer à la gestion de la chose publique». Avant cela, Solange était passée par les radios communautaires de la région. La presse écrite elle n’y avait jamais touché. Elle a dû vaincre ses appréhensions mais aussi les préjugés de la société patriarcale. «Il y avait certaines réticences dues aux stéréotypes liés à la femme. Des gens qui essayaient de me décourager ou d’influencer mon mari en lui disant: ‘Si les hommes ont échoué, comment votre épouse peut penser qu’elle va réussir?’» Mais tout cela n’a fait que renforcer sa détermination et son envie «de les défier un peu et d’avancer toujours plus».
C’est cette détermination qui lui a permis de maintenir l’édition du journal dans le temps et qui lui a valu la reconnaissance de l’université belge. «Un titre honorifique, mais aussi un défi», comme elle le souligne. Le Courrier l’a rencontrée à cette occasion.
Comment sont sortis les premiers numéros du Souverain?
A part Le Souverain il n’y a pas d’autre journal à Bukavu. A l’époque il y avait des petits bulletins de liaison des ONG et de l’Eglise catholique. Ces bulletins étaient imprimés sur format A4. Mais nous voulions produire un journal professionnel, sur format A3. Pour cela il fallait imprimer à Kinshasa, parce qu’il n’y a pas d’imprimerie qui tire à ce format-là à Bukavu. Il fallait donc prendre le bateau jusqu’à Goma, au Nord Kivu, ensuite prendre l’avion du lendemain pour Kinshasa et une fois à Kinshasa produire le journal. Et comment le produire? En province, comme il n’y a pas de presse écrite, il n’y a pas de repères, donc je n’avais personne à qui demander conseil. Mais j’avais quelques connaissances dans la profession à Kinshasa, dans la presse écrite, et ils étaient d’accord de m’aider à mettre en page le journal.
J’ai commencé à recruter des gens dans les rangs de la société civile où j’évoluais, et d’autres aussi parmi mes relations, pour m’aider à écrire. Chacun m’amenait les papiers manuscrits au bureau du Caucus où je travaillais, et moi j’amenais tout ça dans un secrétariat public pour la saisie des textes, et je les récupérais sur clé USB. Cette clé USB, l’argent pour l’impression du journal, les feuilles de montages, etc., tout cela partait alors avec une connaissance, dans une enveloppe avec le nom du journaliste à Kinshasa et son numéro de téléphone. Au retour c’était la même chose, le journaliste de Kinshasa cherchait quelqu’un qui rentrait à Bukavu, lui confiait le lot de journaux et le tout arrivait chez nous entre trois semaines et un mois plus tard.
Quelle a été la réaction de la population aux premières parutions?
Nous avons commencé avec 250 exemplaires (500 aujourd’hui, ndlr). La première fois que c’est arrivé à Bukavu, on a remarqué l’engouement des gens, des nostalgiques de l’époque où il y avait encore des journaux au pays. Beaucoup de gens voulaient lire. Du coup les 250 exemplaires n’ont pas suffi, mais c’est tout ce qu’il y avait. Alors les gens se passaient le journal pour le lire. On avait encore beaucoup de choses à améliorer, on n’avait pas encore de ligne éditoriale bien définie. Mais on a fait un premier numéro, puis un deuxième, ensuite un troisième. Et au lieu d’arrêter on y a pris goût, parce que tout le monde s’intéressait. Il fallait continuer!
Ensuite, avec l’aide d’un journaliste belge d’origine congolaise, l’équipe s’est formée à l’écriture. Il nous a aussi fourni tout un encadrement méthodologique et éditorial pendant près de deux ans. Nous avons défini la ligne éditoriale avec toute l’équipe et élaboré la charte de notre journal, pour éviter de naviguer à vue. Nous nous sommes fixé pour mission de produire des articles qui rentrent dans le cadre de la promotion de la démocratie, des droits de la femme. Donc coupler démocratie et femme parce que pour nous celle-ci est un des piliers de la société. Une société où les droits de la femme sont bafoués ne peut pas évoluer.
Quel est l’état d’avancement du projet aujourd’hui?
Nous sommes entrés en contact avec une association en Belgique qui s’appelle Rencontre des continents, et cette association nous a parrainés dans l’introduction d’un projet afin d’obtenir des fonds pour produire le journal pendant un an. Cela nous a permis d’obtenir des ordinateurs pour travailler, de payer le loyer, etc., et c’est comme ça que nous avons commencé le travail proprement dit. Maintenant nous savons monter le journal, nous le mettons sur DVD et nous traversons la frontière. Kinshasa est très loin et à côté de chez nous, au Burundi, il y une bonne qualité de journaux, alors nous l’imprimons là-bas.
Mais cela représente aussi un problème parce que nous devons traverser la frontière avec le Rwanda. En allant c’est facile, c’est le retour qui est plus difficile parce que le Rwanda est un pays où l’espace démocratique n’est pas ouvert, la libre expression n’existe pas. Et comme nous évoluons dans la région des Grands Lacs, nous ne pouvons pas ne pas parler de ce qui se passe au Rwanda, de ce qui se passe entre le Rwanda et le Congo, et du coup ça expose celui qui voyage avec le lot. Alors, parfois, il faut embarquer les journaux dans un bus, et prendre place dans un autre bus. Dieu merci nous n’avons jamais été attrapés. Mais si cela arrivait un jour ce serait la pire des choses, parce que là-bas il n’y a pas de pitié.
Avez-vous rencontré des problèmes avec les autorités congolaises?
Pour ce qui est du journal non, mais avant oui. Je sais que, maintenant, ils ont peur de nous parce qu’ils savent que nous avons tout un réseau de gens, d’amis, d’organisations qui apprécient notre travail. Alors parfois ils m’appellent au téléphone, ils se fâchent carrément et me disent ‘tu veux qu’on te donne le luxe de t’exiler?’. Il y a aussi des tentatives de nous acheter, certains nous proposent de faire partie de leur cabinet et de devenir chargé de communication. Moi je refuse tout ça parce que nous ne voulons pas être inféodés politiquement ou liés à la religion, afin de rester vraiment indépendants. Encore aujourd’hui nous n’avons pas les moyens de garder notre autonomie financière, nous produisons à perte. Mais nous gagnons en terme de combat et non en terme d’argent.
Il y a beaucoup de journalistes indépendants en RDC mais ils n’ont pas les moyens de vivre leur indépendance, ils doivent se plier ou s’autocensurer. Beaucoup d’entre eux ont peur de dire les choses tout haut. N’oublions pas que nous sommes dans une région où trois journalistes et un défenseur des droits humains ont été assassinés ces dernières années. C’est aussi une zone convoitée où opèrent une floraison de multinationales qui exploitent les ressources naturelles avec des contrats fallacieux. Alors parfois nous sommes contraints de passer certaines informations à des confrères qui sont en sécurité pour les publier, afin de nous protéger nous-mêmes. En fait, nous vivons avec une espérance de vie de vingt-quatre heures renouvelable.
Article publié dans le quotidien suisse Le Courrier le 10 mars 2012.