C'est le genre de chronique que l'on voudrait ne jamais avoir à écrire. L'année dernière je publiais un article sur l'insécurité à Caracas intitulé "La délinquance aura-t-elle la peau de la 'Révolution bolivarienne'?". Le reportage commençait avec le témoignage d'un chauffeur de taxi, Pastor. Samedi dernier il a perdu la vie, victime, lui aussi, de la délinquance.
«Pastor est chauffeur de taxi à Caracas. Il travaille la nuit pour éviter les embouteillages à l'entrée et à la sortie de la capitale. "Comme je vis un peu en dehors, je devrais me lever tous les jours à 4 h du matin pour pouvoir arriver à une heure décente dans le centre", commente-t-il. Mais la nuit le travail est plus risqué, alors il fonctionne presque exclusivement avec des clients connus: "Ils me passent un coup de fil et je vais les chercher là où ils sont. C'est plus sûr pour moi et aussi pour eux, on ne sait jamais sur qui on peut tomber".
Malgré sa prudence, Pastor a été victime d'un braquage il y a quelques mois, en conduisant un client dans un barrio (quartier défavorisé). "Deux motards nous ont braqué avec leur arme. Je n'ai pas résisté, j'ai préféré qu'ils partent avec la voiture et sortir de là vivant". L'incident en restera là et Pastor retrouvera même son véhicule quelques jours plus tard. Mais les histoires de vols à main armée ne se terminent pas toujours aussi bien. Entre 1999 et 2008, près de 22 000 personnes sont tombées sous les balles de la délinquance, rien qu'à Caracas (2 millions d'habitants). Au niveau national, un document du Corps d'investigations scientifiques, pénales et criminelles (CICPC), divulgué récemment dans la presse, avance le chiffre de 101 141 homicides en dix ans (pour 28 millions d'habitants)», expliquait l'article publié en mai 2009 (1).
Le weekend dernier, la chance de Pastor a tourné. Alors qu'il conduisait une cliente dans le quartier de Las Mercedes (pourtant reconnu comme quartier huppé, abritant entre autres l'ambassade de France) il a lui aussi fini par tomber sous le feu de la violence urbaine.
Au cours de ces années passées au Venezuela, il était devenu mon taxi de confiance. Je faisais moi aussi partie des ces "clients connus" avec lesquels il travaillait. Samedi dernier après une sortie cinéma, vers 23h30, je décidais de l'appeler pour rentrer à la maison. Mais c'est son collègue qui répondit au téléphone: "On a tué Pastor", me dit-il.
"On a tué Pastor". Quatre mots qui semblent, aujourd'hui encore, impossibles à combiner dans ma tête, comme si j'avais mal entendu, mal compris. Le drame venait d'arriver lorsque j'ai appelé. Après avoir bredouillé quelques questions, quelques plaintes, un long silence s'installa au téléphone. Le même silence, probablement, que celui qui s'installe tous les weekends à Caracas, chaque fois qu'une vie dérape sous les balles de la haine.
Pastor a perdu la vie pour une connerie. Un bête accrochage avec un passant. D'après le journal de ce lundi (2), la personne qui accompagnait le passant a sorti son arme et a tiré... dans le dos. Pastor est mort sur le coup. Le comble de la lâcheté. Le comble de la connerie. Le comble de l'ignorance. Sur la même page du journal, comme tous les jours, la violence et les morts font les gros titres: "Six morts lors d'une mutinerie dans la prison de Los Teques", "La délinquance en fait voir de toutes les couleurs dans les rues de Coche", "Attention aux paramilitaires", etc.
La mort préfère les pauvres
Le cas de Pastor est tragiquement banal, tragiquement courant. La guerre civile au Salvador, qui a duré 12 ans (dans un pays d'un peu moins de six millions d'habitants), a fait 75 000 victimes. La "Révolution bolivarienne", qui prétend être sur la voie du socialisme, a laissé mourir plus de 100 000 personnes en dix ans, en temps de paix, sans broncher. La violence n'est pas la même, évidemment. Celle du Salvador était politique; celle du Venezuela n'a pas de couleur, pas de nom, chacun peut y avoir droit. Pourtant la mort préfère les pauvres, les travailleurs qui comme Pastor risquent leur vie tous les jours pour ramener de quoi nourrir leur famille. "Les hommes jeunes, habitants de localités socioéconomiquement déprimées des grands centres urbains du pays", comme le mentionnait l'article de 2009. Les racines de la violence sont profondes, évidemment. Mais les réponses sont insuffisantes.
A 42 ans Pastor laisse derrière lui une femme et un bébé d'à peine sept mois. Qui leur assurera une vie digne et un avenir à présent? Le comble de la lâcheté ne vaut pas seulement pour celui qui appuie sur la gâchette, cela vaut aussi et surtout pour un État incapable de répondre à un appel criant de sa population. Cela vaut aussi pour un État incapable de protéger ses citoyens et, le cas échéant, de trouver et de punir les coupables. Cela vaut aussi pour une classe dirigeante de plus en plus concentrée sur la politique politicienne et de moins en moins sur les réalités du pays.
Les riches de toujours comme les nouveaux riches (cette "bolibourgeoisie", caste bureaucratique qui s'enrichit grâce à ses postes de pouvoir) ont beaucoup moins à s'inquiéter de la violence. Comme dans la plupart des capitales d'Amérique latine, les maisons des quartiers huppés sont entourées de hauts murs et de systèmes de surveillance. Les hauts fonctionnaires ont accès aux cliniques privées et leurs enfants étudient dans les meilleurs écoles, privées elles aussi. Au Venezuela, beaucoup d'entre eux prêchent le socialisme le jour et vivent comme des oligarques le reste du temps. Par hasard, il y a quelques jours lors d'une conversation avec une connaissance, celle-ci me commentait que les enfants de plusieurs hauts fonctionnaires "bolivariens" étudiaient au Lycée français de Caracas. Comme quoi ces gens ne croient pas une seule seconde aux politiques qu'ils contribuent aux-mêmes à implanter.
J'avais vu Pastor à peine trois jours avant sa mort. Il se plaignait de voir les autobus des équipes de softball (3) escortés par la Garde nationale, alors que les habitants de Caracas sont soumis au couvre-feu de la délinquance et au manque criant d'effectifs de police dans les rues. Ironie du sort, il en sera lui-même victime trois jours plus tard.
"La délinquance aura-t-elle la peau de la révolution bolivarienne?", était la question que posait l'article publié en 2009 dans le quotidien Le Courrier. Aujourd'hui pour y répondre, comme je l'avais alors fait avec Pastor, je me contenterai de citer une autre personne rencontrée dans les rues de Caracas. Il s'agit du vendeur du kiosque à journaux en bas de chez moi, dont je ne connais pas le nom mais qui résume bien le sentiment qui prévaut dans les quartiers populaires: "Moi je suis chaviste mais là, vraiment, le Comandante et le gouvernement ne font rien pour améliorer la situation".
Notes:
(1) "La délinquance aura-t-elle la peau de la 'Révolution bolivarienne'?", Le Courrier, 26 mai 2009.
(2) "Transeúnte furioso mató a un taxista de un tiro", Últimas Noticias, 28 juin 2010.
(3) Le Venezuela accueille actuellement le XII ème Championnat mondial de Softball féminin.
«Pastor est chauffeur de taxi à Caracas. Il travaille la nuit pour éviter les embouteillages à l'entrée et à la sortie de la capitale. "Comme je vis un peu en dehors, je devrais me lever tous les jours à 4 h du matin pour pouvoir arriver à une heure décente dans le centre", commente-t-il. Mais la nuit le travail est plus risqué, alors il fonctionne presque exclusivement avec des clients connus: "Ils me passent un coup de fil et je vais les chercher là où ils sont. C'est plus sûr pour moi et aussi pour eux, on ne sait jamais sur qui on peut tomber".
Malgré sa prudence, Pastor a été victime d'un braquage il y a quelques mois, en conduisant un client dans un barrio (quartier défavorisé). "Deux motards nous ont braqué avec leur arme. Je n'ai pas résisté, j'ai préféré qu'ils partent avec la voiture et sortir de là vivant". L'incident en restera là et Pastor retrouvera même son véhicule quelques jours plus tard. Mais les histoires de vols à main armée ne se terminent pas toujours aussi bien. Entre 1999 et 2008, près de 22 000 personnes sont tombées sous les balles de la délinquance, rien qu'à Caracas (2 millions d'habitants). Au niveau national, un document du Corps d'investigations scientifiques, pénales et criminelles (CICPC), divulgué récemment dans la presse, avance le chiffre de 101 141 homicides en dix ans (pour 28 millions d'habitants)», expliquait l'article publié en mai 2009 (1).
Le weekend dernier, la chance de Pastor a tourné. Alors qu'il conduisait une cliente dans le quartier de Las Mercedes (pourtant reconnu comme quartier huppé, abritant entre autres l'ambassade de France) il a lui aussi fini par tomber sous le feu de la violence urbaine.
Au cours de ces années passées au Venezuela, il était devenu mon taxi de confiance. Je faisais moi aussi partie des ces "clients connus" avec lesquels il travaillait. Samedi dernier après une sortie cinéma, vers 23h30, je décidais de l'appeler pour rentrer à la maison. Mais c'est son collègue qui répondit au téléphone: "On a tué Pastor", me dit-il.
"On a tué Pastor". Quatre mots qui semblent, aujourd'hui encore, impossibles à combiner dans ma tête, comme si j'avais mal entendu, mal compris. Le drame venait d'arriver lorsque j'ai appelé. Après avoir bredouillé quelques questions, quelques plaintes, un long silence s'installa au téléphone. Le même silence, probablement, que celui qui s'installe tous les weekends à Caracas, chaque fois qu'une vie dérape sous les balles de la haine.
Pastor a perdu la vie pour une connerie. Un bête accrochage avec un passant. D'après le journal de ce lundi (2), la personne qui accompagnait le passant a sorti son arme et a tiré... dans le dos. Pastor est mort sur le coup. Le comble de la lâcheté. Le comble de la connerie. Le comble de l'ignorance. Sur la même page du journal, comme tous les jours, la violence et les morts font les gros titres: "Six morts lors d'une mutinerie dans la prison de Los Teques", "La délinquance en fait voir de toutes les couleurs dans les rues de Coche", "Attention aux paramilitaires", etc.
La mort préfère les pauvres
Le cas de Pastor est tragiquement banal, tragiquement courant. La guerre civile au Salvador, qui a duré 12 ans (dans un pays d'un peu moins de six millions d'habitants), a fait 75 000 victimes. La "Révolution bolivarienne", qui prétend être sur la voie du socialisme, a laissé mourir plus de 100 000 personnes en dix ans, en temps de paix, sans broncher. La violence n'est pas la même, évidemment. Celle du Salvador était politique; celle du Venezuela n'a pas de couleur, pas de nom, chacun peut y avoir droit. Pourtant la mort préfère les pauvres, les travailleurs qui comme Pastor risquent leur vie tous les jours pour ramener de quoi nourrir leur famille. "Les hommes jeunes, habitants de localités socioéconomiquement déprimées des grands centres urbains du pays", comme le mentionnait l'article de 2009. Les racines de la violence sont profondes, évidemment. Mais les réponses sont insuffisantes.
A 42 ans Pastor laisse derrière lui une femme et un bébé d'à peine sept mois. Qui leur assurera une vie digne et un avenir à présent? Le comble de la lâcheté ne vaut pas seulement pour celui qui appuie sur la gâchette, cela vaut aussi et surtout pour un État incapable de répondre à un appel criant de sa population. Cela vaut aussi pour un État incapable de protéger ses citoyens et, le cas échéant, de trouver et de punir les coupables. Cela vaut aussi pour une classe dirigeante de plus en plus concentrée sur la politique politicienne et de moins en moins sur les réalités du pays.
Les riches de toujours comme les nouveaux riches (cette "bolibourgeoisie", caste bureaucratique qui s'enrichit grâce à ses postes de pouvoir) ont beaucoup moins à s'inquiéter de la violence. Comme dans la plupart des capitales d'Amérique latine, les maisons des quartiers huppés sont entourées de hauts murs et de systèmes de surveillance. Les hauts fonctionnaires ont accès aux cliniques privées et leurs enfants étudient dans les meilleurs écoles, privées elles aussi. Au Venezuela, beaucoup d'entre eux prêchent le socialisme le jour et vivent comme des oligarques le reste du temps. Par hasard, il y a quelques jours lors d'une conversation avec une connaissance, celle-ci me commentait que les enfants de plusieurs hauts fonctionnaires "bolivariens" étudiaient au Lycée français de Caracas. Comme quoi ces gens ne croient pas une seule seconde aux politiques qu'ils contribuent aux-mêmes à implanter.
J'avais vu Pastor à peine trois jours avant sa mort. Il se plaignait de voir les autobus des équipes de softball (3) escortés par la Garde nationale, alors que les habitants de Caracas sont soumis au couvre-feu de la délinquance et au manque criant d'effectifs de police dans les rues. Ironie du sort, il en sera lui-même victime trois jours plus tard.
"La délinquance aura-t-elle la peau de la révolution bolivarienne?", était la question que posait l'article publié en 2009 dans le quotidien Le Courrier. Aujourd'hui pour y répondre, comme je l'avais alors fait avec Pastor, je me contenterai de citer une autre personne rencontrée dans les rues de Caracas. Il s'agit du vendeur du kiosque à journaux en bas de chez moi, dont je ne connais pas le nom mais qui résume bien le sentiment qui prévaut dans les quartiers populaires: "Moi je suis chaviste mais là, vraiment, le Comandante et le gouvernement ne font rien pour améliorer la situation".
Notes:
(1) "La délinquance aura-t-elle la peau de la 'Révolution bolivarienne'?", Le Courrier, 26 mai 2009.
(2) "Transeúnte furioso mató a un taxista de un tiro", Últimas Noticias, 28 juin 2010.
(3) Le Venezuela accueille actuellement le XII ème Championnat mondial de Softball féminin.