jeudi 21 juin 2007

L’hégémonie de la pensée

Article publié dans Le Drapeau Rouge, juin 2007

Photo : Seb

"Sème le socialisme..." propose ce graffiti sur un mur du centre de Caracas, aux abords de la Place Bolívar.

La lutte pour l’émancipation des classes opprimées se mène dans tous les pays mais aussi sur tous les terrains. En ces temps de guerre médiatique incessante, le rôle stratégique des moyens de communication n’est plus à rappeler. Mais au-delà des médias, c’est toute la structure de la société qui façonne notre manière de voir le monde, depuis l’éducation jusqu’à la façon d’appréhender la mort, en passant par nos propres codes de conduite.

L’école, la justice, l’Etat, les médias et même la famille, toutes ces institutions nous influencent. Elles contribuent à la création de ce qu’on peut appeler notre culture. Et on se rend vite compte que si on veut "changer le monde", on doit d’abord se changer soi-même. Antonio Gramsci considérait la culture comme partie intégrante de la superstructure dans laquelle nous évoluons et qui nous façonne.

Parallèlement à cette superstructure, Gramsci a étudié le concept d’hégémonie au début du siècle dernier (déjà développé par Lénine) et il l’a directement lié à celui de culture. Ce révolutionnaire italien et fondateur du PCI concevait donc le système capitaliste comme un système hégémonique non seulement au niveau des rapports de production, mais également au niveau des valeurs.

Ces valeurs nous sont imposées et inculquées depuis l’enfance. Et cela va bien au delà du cadre politique. C’est la façon de vivre, de se tenir, de manger (chez nous avec des couverts, dans d’autres pays avec les mains par exemple), de parler, de se comporter, etc. Gramsci pensait que "toute relation d’hégémonie est nécessairement un rapport pédagogique". En effet, pour qu’une personne puisse acquérir des valeurs, il faut qu’elles lui soient enseignées.

Lorsque l’on commence à s’intéresser aux problèmes de société, on se rend vite compte que le système capitaliste n’est pas viable. Pour sa course frénétique au profit, pour son exploitation de l’homme par l’homme, pour son exploitation de la nature, etc. Mais si l’on pousse la réflexion un peu plus loin, on s’aperçoit qu’au-delà de des questions économique et politique, vient s’ajouter une dimension tout aussi colossale : le comportement. La lutte pour un autre monde ou pour une autre société, ne se mène alors plus seulement contre les exploiteurs mais également au niveau de chaque personne, contre son moi intérieur. Il s’agit d’une véritable conquête de sa propre personnalité.

Gramsci se fait alors la réflexion suivante sur le rôle de l’Etat : "Tout Etat a un contenu éthique, dans la mesure où l’une de ses fonctions consiste à élever la grande masse de la population à un certain niveau culturel et moral, niveau (ou type) qui correspond à la nécessité de développer les forces productives et donc aux intérêts des classes dominantes. Dans ce domaine, l’école, dans sa fonction éducative positive, et les tribunaux, dans leur fonction éducative répressive et négative, sont des secteurs d’activité étatique essentiels : mais, en fait, il y a une multitude d’autres initiatives et activités soi-disant privées qui tendent au même but, et qui composent l’appareil de l’hégémonie politique et culturelle des classes dominantes." (1)

Les exploités, comme on l’a dit, doivent donc lutter non seulement contre leurs exploiteurs mais également contre une partie de leur moi intérieur, façonnée par des institutions aux mains de ces mêmes exploiteurs. Gramsci a analysé le rapport entre l’action et la conscience des classes dominées. Il en déduit que, dans la pratique, "là où l’action des masses peut être en opposition avec le pouvoir dominant, leur conscience, c’est à dire leur propre façon de penser, reste marquée par l’hégémonie idéologique des forces politiques adverses, les masses ayant été éduquées dans un esprit contraire, non seulement à leurs propres intérêts fondamentaux, mais encore à leur praxis". (2)

Et c’est là qu’on retombe inévitablement, une fois de plus, sur les médias. Car si l’école éduque nos enfants, la télévision les accompagne tout au long de leur vie. Nos pays jouissent d’un certain degré de liberté d’expression mais quelle est la valeur de celle-ci face à l’hégémonie médiatique ? S’exprimer oui mais pour être entendu par qui ? Vu que l’on n’a pas accès aux médias de masse. Et le cercle est vicieux : message subversif, pas de financements. Pas de financements, pas de diffusion. Pas de diffusion, pas de répercussion sur l’opinion publique. La boucle est bouclée et le marché se charge lui-même de censurer les discours qui vont à son encontre.

En analysant les choses sous cet angle, on ne peut s’empêcher de repenser aux déclarations de l’ex-PDG de TF1, Patrick Le Lay. Celui-ci déclarait en 2004, alors qu’il présidait la première chaîne française : "Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau humain disponible." (3) Trois ans plus tard, cette déclaration garde toute son actualité et a toujours le mérite d’être aussi claire.

En conclusion, il est difficile d’imaginer la lutte pour la justice sociale, sans la lier intimement à la lutte pour l’hégémonie culturelle. Car quoi qu’on fasse, les intérêts des groupes dominants détermineront toujours les objectifs éducatifs. Et ce, aussi bien à l’école (l’histoire racontée par les vainqueurs) que dans les musées, les théâtres, ou dans la presse. Si le socialisme se conçoit comme un dépassement de la civilisation capitaliste, il n’a d’autre choix que de créer sa propre culture, universelle, supérieure. Dans le contexte actuel, la création d’un média alternatif de masse constituerait à peine la première épine à placer sous le pied de l’hégémonie capitaliste.

(1) GRAMSCI (A.), Note sul Machiavelli, Einaudi, Torino, 1949, p. 128.

(2) MACCIOCCHI (M-A.), Pour Gramsci, Seuil, Paris, 1974, (Tel Quel), p. 162.

(3) AFP, 12/07/2004. Ces déclarations ont été publiées dans l’ouvrage Les dirigeants face au changement, Editions du Huitième jour, 2004.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Seb,
Voici ce que l'on peut trouver sur indymedia Liège:
http://liege.indymedia.org/news/2007/07/17404.php

Pourrais tu faire le point la dessus?
Merci

Seb a dit…

Salut Nicolas,

J'ai lu l'appel des anarchistes sur Indymedia Liège, je te donnerai mon avis là-dessus dans les prochains jours.

Merci pour ton apport.

Seb



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