jeudi 30 août 2007

Eric Toussaint : La Banque du Sud doit être indépendante des marchés de capitaux

Article publié sur le site du CADTM, le 24 août 2007

Photo : Seb
Eric Toussaint


Eric Toussaint est docteur en sciences politiques et président du Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers Monde - Belgique (CADTM). Il a travaillé conjointement avec le cabinet du ministère équatorien des Finances à la rédaction de la proposition de ce pays pour la construction de la Banque du Sud. Nous l'avons rencontré à Caracas afin de déchiffrer les intérêts en jeu dans le projet de création d’une Banque du Sud.

Caracas, 13 août 2007 (NOTISUR).- Où en est la construction de la Banque du Sud à l'heure actuelle?

Sept pays d’Amérique du Sud sont impliqués dans la création d’une Banque du Sud. En plus du Venezuela qui a lancé l'initiative, se sont ajoutés l'Argentine, la Bolivie, l'Equateur, le Brésil, le Paraguay, l'Uruguay (le Suriname et la Guyane pourraient les rejoindre prochainement). Pour l'Amérique du Sud, il manque seulement la Colombie, le Pérou et le Chili. Mais ces pays ne s'y joindront pas, bien que le Chili participe comme membre observateur aux réunions préparatoires. La Colombie et le Pérou ont des régimes directement opposés à celui de Chavez et sont des fidèles soutiens de la politique des Etats-Unis dans la région.

Il y a eu différentes réunions mais aucune date n'a été déterminée pour le moment. Il existe un accord de principe et la discussion tourne autour du volume de l'apport de chaque pays. Parce qu'il y a des différences importantes entre l'économie du Brésil comparée, par exemple, à celle du Paraguay ou à de l'Equateur.

Une chose importante va normalement se confirmer, c'est le principe d’ "un pays un vote", qui était encore en discussion il y a un mois. Mais ce n’est pas sûr car certains pays (dont le Brésil qui semble revenir à la charge) proposaient un vote proportionnel comme cela s'applique à la Banque mondiale (BM) ou au Fond monétaire international (FMI). Si les pays fondateurs adoptent le même mode de répartition des votes, la Banque du Sud ne représentera pas une alternative à ces institutions en terme de démocratie.

Sept pays se sont investis dans cette initiative, cependant les intérêts ne convergent pas toujours. Quels sont les intérêts en jeux?

L'économie de l'Amérique du Sud est clairement dominée en premier lieu par les multinationales du Nord et ensuite par le Brésil qui a, avec tous les pays que je viens de citer, un excédent commercial. C'est à dire qu'il exporte vers ces pays plus que ce qu'il en importe. Le Brésil n'est pas à l'initiative de la Banque du Sud parce qu'il n'a pas besoin d'une institution multilatérale continentale pour conforter sa puissance économique.

Tandis que le Venezuela, qui a un agenda volontariste d'intégration latino-américaine avec des critères politiques de gauche, veut le succès de la Banque du Sud. A chaque étape du processus de construction il essaie d'accélérer le rythme pour arriver à des accords.

Les petits pays (ce n'est pas péjoratif, il s’agit de la taille de leur économie), c'est à dire la Bolivie, l'Equateur, le Paraguay et maintenant l'Uruguay sont bien entendu intéressés par une banque multilatérale publique, capable de financer leurs projets de développement. Elle leur donnerait une marge de manœuvre face aux créanciers actuels que sont la Banque interaméricaine de Développement (BID), la Banque mondiale, le FMI et d'autres organismes. Ces pays recherchent une Banque du Sud.

Il y a donc différents intérêts. Le Brésil ne recherche pas de façon active la Banque du Sud mais se trouve engagé dans sa création parce que si cet organisme voit le jour, le Brésil ne pourrait en être absent, sous peine de perdre une partie du poids dominant qu'il détient dans la région.

Donc d'un côté, le Venezuela fait pression pour arriver à un résultat au moins avant la fin de l'année, tandis que de l'autre, le Brésil essaie de ralentir la création.

Vous dites que l'Equateur a une position plus avancée que le Venezuela dans les propositions. Pourquoi?

La position du Venezuela (ainsi que celle de l’Argentine) exprimée dans un texte datant de la fin mars 2007 faisait un diagnostic de la situation de l'Amérique latine proche de ce que pourrait écrire la Banque interaméricaine de développement (BID) ou la Banque mondiale. Le texte affirme que la raison fondamentale de la fragilité de l'Amérique latine est le faible développement des marchés de capitaux sur le continent.

Or cela n'est pas la cause des faiblesses et des problèmes économiques et sociaux de l'Amérique latine. Il faut parler du résultat de 30 années de politique neolibérale, des privatisations, de la perte de souveraineté, de l'ouverture économique démesurée et de plusieurs siècles de domination par les pays les plus industrialisés.

Il y a donc une différence. Le texte de l'Equateur fait un diagnostic plus radical et plus cohérent, y compris avec la position générale du Venezuela, la position de Hugo Chavez par rapport à l'intégration latino-américaine.

L'autre point est que les Vénézuéliens qui participent à l'élaboration de la Banque du Sud défendent une position selon laquelle cette banque devrait avoir un statut d'institution internationale pratiquement de la même nature que la BID, la Banque mondiale ou le FMI. Et cela "pour se protéger contre les gouvernements de droite, en cas de virage à droite".

Ils parlent alors d'immunité des hauts fonctionnaires, d'inviolabilité des archives. Ces points son communs avec la BID la BM et le FMI. La position de l'Equateur dit que les hauts fonctionnaires de l'institution doivent être justiciables. En cas de délit ils sont responsables de leurs actes.

Les hauts fonctionnaires de la Banque du Sud qui sont responsables de projets qui se révèlent être dommageables pour la population ou pour l'environnement, parce que se sont des méga-projets pour lesquels on n'a pas étudié les conséquences sociales ou environnementales, doivent évidemment être responsables de leurs actes. Si ce n’est pas le cas, on favorise l'irresponsabilité.

Et c'est exactement ce qui se passe avec la BID ou la BM qui appuient quantités de projets qui se révèlent néfastes. Or les responsables de celles-ci n'ont jamais de comptes à rendre, ils ne sont pas responsables devant la justice.

Un autre point est que l'Equateur demande que les archives fassent partie du domaine public afin de pouvoir faire un audit externe sur les comptes de la future institution.

J'espère et je pense que le Venezuela va avancer, j'imagine qu'avec la conduite de Hugo Chávez. Parce que je pense qu'il n'y a pas de doute sur le fait qu'il cherche à favoriser la construction de solutions réellement alternatives et démocratiques au niveau régional. Ces problèmes doivent être dépassés.

Peut-on imaginer une Banque du Sud comme une "anti-banque", une banque alternative?

Pour moi la Banque du Sud pourrait réellement être une alternative. Dans quel sens? Par exemple en ne finançant pas ses projets en s'endettant sur les marchés de capitaux.

Quand un pays ou une institution financière finance ses activités via les marchés de capitaux, il existe des agences de cotation de risque qui analysent et donnent une cotation. Elles créent alors une sorte de dictature des marchés financiers sur cette institution.

Si l'organisme en question s'implique dans des projets sociaux par exemple, les marchés vont estimer qu'ils ne sont pas rentables et vont exiger une rémunération beaucoup plus élevée. L'institution représente alors un risque pour les marchés parce qu'elle ne suit pas la logique capitaliste du profit maximum. Les marchés exigent des lors des primes élevées.

Pour être réellement alternatif il faudrait être indépendant des marchés. Cela implique de solliciter des prêts aux Etats membres et de se financier par des impôts globaux régionaux, par exemple par une taxe sur les marchés de devises, du genre taxe Tobin.

On pourrait y ajouter un impôt régional sur les multinationales qui rapatrient leurs bénéfices vers la maison mère à l'étranger, en dehors de la région, afin de décourager le rapatriement de bénéfices et de stimuler les investissements dans la région.

Un autre type de taxe pourrait servir à défendre l'environnement par exemple, contre les entreprises polluantes.

Un autre élément d'alternative est qu'une banque publique du Sud pourrait non seulement faire des prêts mais également des dons. Il existe des banques publiques qui font des dons.

Evidemment, il existe des projets absolument nécessaires mais qui ne sont pas rentables au niveau économique. Développer un système de santé gratuit ou une université du Sud gratuite, cela ne va pas générer de bénéfices. Et donc il est logique qu'une Banque du Sud fasse des dons si cela se justifie du point de vue de l'intérêt social.

Le Venezuela a annoncé sa sortie, bien qu'elle ne soit pas encore concrétisée, de la Banque mondiale et du FMI. Que pensez-vous de cette décision?

C'est une excellente décision. En avant!

La Banque du Sud pourrait-elle remplacer ces institutions dans la région?

Bien sûr, si les pays de la région créent une Banque du Sud suffisamment forte. A ce niveau, le Venezuela a tout à fait raison de vouloir une Banque du Sud avec une grande capacité financière et pas simplement quelque chose de symbolique. Avec une Banque du Sud forte, les pays n'auront plus besoin de prêts de la Banque mondiale, de la BID ou du FMI. Ils pourront eux aussi sortir de ces institutions qui sont totalement anti-démocratiques.

Dans le cadre d'une architecture financière alternative, l'idée est de remplacer la BM, le FMI et les banques régionales comme la BID, la Banque africaine de Développement ou la Banque asiatique de Développement par des institutions régionales démocratiques.

Source : Agence de presse Notisur - http://www.notisur.net/

Traduction : la voix du sud

mercredi 29 août 2007

La chute de Sanitarios Maracay

Trois jours avant la publication sur ce blog de l'article sur la situation des travailleurs de Sanitarios Maracay (voir ci-dessous), les employés, cadres et ingénieurs, soutenus par le patron Alvaro Pocaterra et le ministère du travail ont repris le contrôle de l’usine et occupés les lieux.

Je dois dire que la nouvelle m’a échappé dans la presse nationale. Etant donné que je n’ai pas plus détails pour le moment et que j’ignore également la situation actuelle des négociations, je me contente de vous proposer deux liens qui traitent du sujet, l’un en français, l’autre en espagnol.

Sanitarios Maracay : les leçons d’une lutte héroïque (sur La Riposte.com)

"Carmonazo sindical" contra los trabajadores que mantenían control obrero de Sanitarios Maracay (sur Aporrea.org)

Comme disait Antonio Gramsci citant Romain Rolland : "Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté"...

lundi 13 août 2007

Entre contrôle ouvrier et bureaucratie persistante

Article publié dans Le Journal du Mardi, août 2007

Photo : Seb

Depuis près de huit mois, les travailleurs de Sanitarios Maracay gèrent leur usine sous contrôle ouvrier. Ils en demandent la nationalisation et proposent de vendre leur production de sanitaires à des prix préférentiels, pour les projets de constructions de logements sociaux lancés par le gouvernement. Cependant, malgré l'appel du président Chávez en 2005 à occuper et nationaliser les usines inactives, les obstacles sont nombreux et la plupart proviennent du propre appareil d'Etat.

Le bâtiment annexe de l'Assemblée nationale vénézuélienne se dresse à deux pas de la Place Bolivar, en plein centre de Caracas. Dans la salle climatisée de la Commission de Développement social intégral, le fonctionnaire du ministère du Travail se sent de plus en plus mal à l'aise. Il tortille sur sa chaise et sa cravate semble l'étrangler : "Bon, si vous n'avez pas pu rencontrer le ministre cela n'est pas si grave. Vous pouvez discuter avec nous, de toute façon nous sommes tous révolutionnaires".

Assis à côté de moi, le Secrétaire syndical national du Parti communiste esquisse un sourire moqueur. "Tu vois, ça n'est pas pour rire, c'est la réalité de ce qui se passe ici", me chuchote-t-il à l'oreille.

Il faut dire que le représentant du ministère vient d'expliquer à la Commission qu'il n'a pas rencontré les travailleurs occupant l'usine mais par contre, il s'est réuni à plusieurs reprises avec le patron, Alvaro Pocaterra.

Les représentants des 500 travailleurs de Sanitarios Maracay n'en croient pas leurs oreilles. Leur cas résume un peu le phénomène auquel on assiste aujourd'hui au Venezuela. D'un côté, une population qui a pris conscience de ses droits, de sa condition et du processus de changements dans lequel elle s'est volontairement engagée. De l'autre, un appareil d'Etat qui reste en grande partie bureaucratisé et corrompu, vicié par 40 années de démocratie clientéliste.

Mais les huit années de révolution bolivarienne n'ont pas été capables d'éradiquer complètement ces pratiques. Comme le souligne le président Chávez en paraphrasant Antonio Gramsci : "La veille société qui n'en fini pas de mourir et la nouvelle société qui n'en fini pas de naître".

Car pour José Pérez, membre du comité de mobilisation élu par les travailleurs de Sanitarios Maracay, ça n'est ni plus ni moins de cela qu'il s'agit. "Cette lutte est très importante au niveau politique et idéologique. Si nous gagnions ce combat, nous créerions un nouveau syndicalisme, un syndicalisme de classe" affirme-t-il.

Ce que demandent José et ses camarades c'est une nationalisation de l'entreprise sous contrôle ouvrier. Pas question de nommer un bureaucrate à la tête de l'usine! Les décisions continueraient à se prendre comme à l'heure actuelle, via le comité d'entreprise élu directement par l'assemblée des travailleurs, à laquelle ce dernier rend régulièrement des comptes.

"Usine abandonnée, usine occupée"

Photo : Seb

Fidel nous a fait visiter l'usine maintenue en fonctionnement

par les travailleurs

Lorsque le 30 avril 2006, en plein conflit social, M. Pocaterra décide de déclarer son entreprise en faillite, les travailleurs de Sanitarios Macaray prennent l'appel du président au pied de la lettre. Ils s'organisent et maintiennent dans un premier temps les fours en fonctionnement. Par la suite, ils relancent eux même une partie de la production.

"Le patron nous accuse de délinquants mais c'est un mensonge. Si c'était le cas, tout cela n'existerait pas. Jusqu'à l'heure actuelle nous avons tout maintenu dans un état impeccable", affirme Fidel en me montrant le four cuisant les pièces de salles de bain à plus de 1200 degrés.

Les premiers à quitter l'usine ont été les cadres, les ingénieurs et le personnel administratif. Ils négocient leurs prestations sociales avec le patron et le ministère du Travail. Parmi les ouvriers, certains ont abandonné la lutte et sont partis chercher un emploi ailleurs. Il faut bien nourrir la famille.

Les travailleurs font tourner l'usine mais ne bénéficient d'aucun statut légal pour écouler la production. De plus, les matières premières sont difficiles à obtenir, notamment à cause du boycott des entreprises qui voient d'un mauvais oeil cet exemple d'autogestion. Pour l'instant, on se contente donc de vendre les pièces produites à la communauté des environs. Pas de quoi gagner un salaire digne. A ses heures de gloires, l'usine employait 750 personnes et exportait salles de bain, lavabos et toilettes dans près de 13 pays d'Amérique latine.

Fidel, lui, travaille depuis 12 ans au contrôle de qualité. Il ne peut pas se permettre d'abandonner, à 44 ans ses chances de retrouver un emploi sont minces. Avant l'occupation de l'usine, il n'avait jamais vraiment fait de politique mais il s'y est mis, "pour défendre ses droits".

"C'est comme un apprentissage", explique-t-il. Aujourd'hui il analyse la situation d'un oeil critique : "Ici nous avons un gouvernement révolutionnaire dans lequel il existe encore une bureaucratie qui favorise les capitalistes".

La nécessité de changements structurels

En mars dernier, le député de l'Assemblée nationale et membre de la Commission de Contrôle, Eustoquio Contreras, soulignait toute la difficulté de "construire le socialisme et développer des changements structurels, tout en devant respecter les règles du jeu d'un Etat de droit bourgeois. Cela nous pose un grave problème de gouvernabilité. Car une chose est le 'quoi' et autre chose est le 'quand', 'comment' et 'avec qui'".

"Nous avons passé les premières années (ndlr : de gouvernement) à construire le pouvoir. Mais les espaces laissés par les vieux partis de la démocratie représentative ont été occupés par des acteurs du processus bolivarien qui ne se sont pas toujours révélés suffisamment efficaces. Et aujourd'hui, quand le président Chávez se propose d'approfondir la révolution, il ne dispose pas des personnes avec qui mener à bien ce projet. Il se rend alors compte qu'il a besoin d'un instrument politique et lance la création du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV)" expliquait Eustoquio Contreras.

Aujourd'hui la construction du PSUV est une réalité. Après un travail préalable de la Commission promotrice, des "propulseurs" ont sillonné le pays et ont recensé plus de 5 millions de futurs militants. Ceux-ci élisent actuellement leurs représentants qui participeront au congrès idéologique. Au départ prévu pour la mi-août, il été reporté au début septembre.

M. Chávez a également annoncé qu'il déposerait dans les prochains jours son projet de réforme constitutionnelle devant l'Assemblée nationale. Comme pour le PSUV, l'un des objectifs avancés est d'élaborer les instruments pour une participation plus active de la population. Pour l'instant aucun document officiel n'a été présenté, tout au plus a-t-il donné les grandes lignes : réorganisation territoriale, en accord avec le quatrième "moteur" (1) ; le "Comandante" a également fait allusion à la propriété des moyens de productions et à l'économie socialiste. Thèmes censés aussi figurer dans ce projet de réforme qui devra de toute façon être approuvé par référendum populaire.

Faisant allusion à la création du PSUV, M. Chávez a expliqué à plusieurs reprises qu'"un arbre est en train de naître, nous devons en prendre soin afin qu'il grandisse droit, sans déviations". Au delà du parti, c'est tout le processus de transformations sociales qui est concerné. Abandonner un modèle de développement pour en inventer un autre ne se fait pas sans risques ni sans contradictions, les travailleurs de Sanitarios Maracay en font l'expérience au quotidien. Mais seule une participation populaire véritable et effective pourra garantir la croissance de la graine d'espoir semée sur le continent latino-américain.


(1) Les 5 "moteurs" de la révolution sont : 1. la loi habilitante, 2. la réforme constitutionnelle, 3. morale et lumières, 4. la nouvelle géométrie du pouvoir et 5. l'explosion du pouvoir communal.



Creative Commons License

Les visuels et textes publiés sur ce blog sont sous
licence creative commons

Si vous souhaitez utiliser l'un de ces éléments, merci de me contacter