lundi 31 mars 2008

Retour sur deux manipulations médiatiques


Ce week-end Caracas accueillait le premier "Séminaire latino-américain contre le Terrorisme médiatique". Un événement organisé en contre-partie de la réunion semestrielle de la Société interaméricaine de Presse (SIP), qui s'est elle aussi tenue ce week-end dans la capitale vénézuélienne.

La SIP, organisation des grands patrons et propriétaires d'entreprises de presse du continent, se réunissait à Caracas pour dire qu'au Venezuela... il n'y a pas de liberté d'expression. Personne ne les a empêché de le faire.

Déjà en 1951, Miguel Otero Silva, fondateur du quotidien El Nacional (aujourd'hui journal phare de l'opposition), avait décrit la SIP de cette façon:

"Les statuts de la SIP ont été transformés de manière arbitraire, violant pour cela ses normes fondamentales et lui donnant le caractère qu'elle a aujourd'hui, une entité exclusivement patronale d'échange commercial, strictement contrôlée par les vendeurs de papier, les agences d'information et les annonceurs qui résident aux Etats-Unis. Rien de plus inopportun dans ce milieu qu'un journaliste".

L'organisation de ces deux événements journalistiques me donne l'occasion de revenir sur deux manipulations médiatiques récentes. Elles concernent toutes deux la crise diplomatique entre la Colombie, l'Equateur et le Venezuela.

Pour rappel, le premier mars dernier, l'armée colombienne bombardait un campement des FARC qui se trouvait clandestinement en territoire équatorien. Le bombardement en pleine nuit et l'intervention de troupes colombiennes au sol feront 24 victimes, parmi lesquelles Raúl Reyes, le numéro deux du Secrétariat des FARC, dont le corps sera emmené par les militaires colombiens (1).

Depuis cette attaque, la Colombie mène une campagne médiatique contre l'Equateur et le Venezuela, accusant les gouvernements de ces deux pays de liens avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

La campagne de El País

Le premier cas de manipulation médiatique à avoir avec l'information mensongère publiée le mercredi 12 mars par le quotidien espagnol El País.

Dans un article intitulé "Les FARC trouvent refuge en Equateur", la journaliste affirmait qu'à la frontière équatorienne, les combattants des FARC circulaient librement sur les routes, sans aucun contrôle des autorités de Quito (2).

L'auteure argumentait ses affirmations en citant comme source un soi-disant fonctionnaire de l'Organisation des Etats américains (OEA) qui avait demandé l'anonymat.

"Les guérilleros se déplacent dans le nord de l'Equateur en camionnettes, comme l'a constaté un fonctionnaire de la OEA, qui exprimait en privé être déconcerté d'avoir croisé dans des restaurants de la zone frontalière, des membres des FARC parfaitement équipés", écrivait le journal espagnol.

Le samedi 15 mars, le secrétaire général de la OEA, le chilien José Miguel Insulza, envoyait une lettre au directeur de El País dans laquelle il démentait cette information et niait la présence même de fonctionnaires de la OEA dans cette zone (3).

"Je peux vous assurer qu'une telle information est absolument fausse. La OEA ne dispose ni de missions spéciales, ni de fonctionnaires d'aucun niveau déployés à la frontière nord de l'Equateur. Pour autant, il est impossible qu'un fonctionnaire de notre organisation ait formulé de telles déclarations", précisait-il.

Insulza, qui avait quelques heures auparavant réalisé une visite sur le lieu de l'attaque, ajoutait qu'avant cette visite "jamais un fonctionnaire de la OEA ne s'était rendu dans la zone". Il poursuivait: "Et je peux vous assurer que personne de ma délégation n'a vu de guérilleros, ni même de chemins par lesquels pourraient circuler des camionnettes". Difficile d'être plus clair.

Les médias colombiens

Le deuxième cas survient à peine deux jours plus tard, lorsque le journal colombien El Tiempo publie une photo où apparaît Raúl Reyes dans un campement des FARC accompagné d'un homme que le quotidien accuse d'être le ministre de Sécurité interne et externe de l'Equateur, Gustavo Larrea.

Bizarrement, El Tiempo (qui appartient aux Santos, famille du ministre de la Défense Juan Manuel Santos) publie cette photo le 17 mars, le jour même de la réunion des ministres des Affaires étrangères de la OEA à Washington.

Cette réunion extraordinaire devait traiter de la crise diplomatique entre les trois pays et ratifier la condamnation à l'agression colombienne exprimée par les présidents latino-américains lors du sommet du Groupe de Río, le 7 mars en République Dominicaine.

La Colombie prétendait utiliser cette "révélation" pour accuser les autorités équatoriennes de complicité avec les FARC et ainsi justifier son intervention unilatérale.

Le problème c'est que cette information aussi était fausse. A peine quelques heures plus tard, le secrétaire général du Parti Communiste argentin, Patricio Echagaray, donnait une conférence de presse pour informer que c'est lui qui apparaît sur la photo avec Reyes.

Il déclarerait le jour-même sur les écrans de TeleSUR (4) que "celui qui est sur la photo c'est moi. Et cela fait partie d'une série de photos prises il y a trois ans lors d'un reportage que j'ai fait sur Raúl Reyes, dans la forêt colombienne, pour des publications argentines".

Echegaray dispose de l'original de la série de photos dont celle-là et d'autres ont été publiées dans des journaux argentins. La ressemblance entre le ministre équatorien et le dirigeant communiste n'aura pas suffit pour tromper l'opinion et semer le trouble à la réunion de la OEA.

El Tiempo affirmait que ce cliché provenait du fameux ordinateur de Raúl Reyes, que les autorités colombiennes affirment avoir retrouvé sur le site du bombardement et qui contiendrait les "preuves" des liens entre les gouvernements équatorien, vénézuélien et les FARC.

Après le démenti de Larrea et d'Echegaray, El Tiempo se rétractera et publiera ses excuses sur son site web. Dans son mea culpa, la direction du quotidien affirmera avoir reçu cette photo de la Police nationale colombienne qui prétendait que le personnage sur le cliché était le ministre Larrea.

Echegaray précisera qu'il ne s'agit pas là d'une confusion mais bien d'une manipulation. "Elle est grossière oui mais c'est une manipulation dans laquelle tombe le journal, on ne sait pas avec quel degrés de volonté".

Le refrain se confirme: "You can fool some people sometimes, but you can't fool all the people all the time".

Notes:

(1) Dans le campement, mis à part les guérilleros, se trouvaient également cinq étudiants mexicains de la UNAM (Université nationale autonome du Mexique) qui étaient venus interviewer Reyes. Une seule d'entre eux a survécu à l'attaque. Elle est aujourd'hui soignée dans un hôpital militaire de Quito. Lucía Morett (c'est son nom) a décrit l'attaque: ce fut un massacre. Il n'y a pas eu de combat comme les autorités colombiennes l'avaient prétendu au départ, les guérilleros et les étudiants étaient tous endormis. Les troupes héliportées qui ont débarqué par la suite ont fini le travail et achevé les survivants, certains abattus d'une balle dans le dos.

(2) Las FARC hallan refugio en Ecuador, El País, 12/03/08


mercredi 5 mars 2008

Tensions régionales en Amérique Latine

La Guardia Territorial Campesina est un mouvement de base qui
organise les paysans qui occupent des terres dans différentes zones
du Venezuela, dont la frontière où ils sont parfois victimes
de groupes paramilitaires. Ici en 2007 dans l’état d’Apure. (Photo: Seb)

Depuis le dimanche 2 mars, le continent latino-américain est sous tensions. La veille, la Colombie avait bombardé un campement des FARC en territoire équatorien. En réponse Quito a rompu les relations diplomatiques avec Bogotá et renforcé sa présence militaire à la frontière. En solidarité avec l’Equateur et comme avertissement à la Colombie, le Venezuela a fermé son ambassade à Bogotá et expulsé la représentation diplomatique colombienne en poste à Caracas. Hugo Chávez a également ordonné à son ministre de la Défense de déplacer 10 bataillons pour renforcer la zone frontalière entre les deux pays. Le mardi 4 mars, le Conseil permanent de l’Organisation des Etats américains (OEA) a tenu une réunion extraordinaire durant laquelle la majorité des 34 pays membres ont condamné l’agression colombienne. En quelques jours, on est passé de l’euphorie d’une nouvelle libération de quatre otages par les FARC à une situation régionale tendue au maximum. Que s’est-il passé ?

Récapitulons : le mercredi 27 février, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) libèrent 4 otages détenus depuis plus de six ans dans la jungle. Ils les remettent expressément au président vénézuélien Hugo Chávez et à la sénatrice colombienne d’opposition Piedad Córdoba. Ce geste unilatéral, tout comme la libération en janvier dernier de Clara Rojas et Consuelo González, les FARC le qualifient de "remerciement" à la gestion de paix effectuée par Chávez et Córdoba.

Tous deux avaient entamé leurs rôles de négociateurs avec l’accord du président colombien, Álvaro Uribe. En novembre dernier, celui-ci met fin à la médiation en invoquant d’obscures raisons d’ "ingérence" de Chávez dans les affaires internes de son pays.

Deux gestes unilatéraux donc de la part des FARC (le gouvernement colombien n’a rien cédé en échange de la libération de ces six otages au total), en guise de "remerciement" de bons services prêtés par Chávez et Córdoba, qui avaient réussit à avancer sur le chemin d’un possible échange humanitaire (voir encadré ci-dessous) entre la guérilla et le gouvernement colombien, et qui avaient reçu personnellement un représentant des FARC à Caracas.

"Merci": dites-le avec des bombes

La réponse du gouvernement colombien à la récente libération de quatre nouveaux otages par la guérilla a été le bombardement, le samedi premier mars, d’un campement des FARC en territoire équatorien. Bilan de l’opération : 20 guérilleros abattus dont le numéro deux du Secrétariat (instance dirigeante) du groupe insurgé, Raul Reyes, ainsi que trois guérrilleras blessées dont une de nationalité mexicaine.

L’aviation colombienne a pénétré en Equateur, bombardé le campement et débarqué des troupes héliportées pour "finir le travail" et récupérer le corps de Reyes, ainsi que de Julián Conrado, un autre haut gradé des FARC abattu durant l’opération.

Par cette action, Álvaro Uribe jette à la poubelle le peu d’espoir qui pouvait encore subsister pour arriver à une libération des autres otages. Car, bien que les FARC aient annoncé le jour même de l’opération qu’il ne fallait pas baisser les bras pour arriver à un échange humanitaire, Raúl Reyes était quand même considéré comme leur représentant à l’étranger et le négociateur de l’organisation politique armée.

Le ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner a de fait déploré sa mort en signalant sur France Inter que "évidemment, ce n'est pas une bonne nouvelle que le numéro deux, Raul Reyes, l'homme avec qui nous parlions, l'homme avec qui nous avions des contacts, ait été tué".
Un communiqué plus récent des FARC, daté du 2 mars, signale d’ailleurs que les circonstances de la mort de Reyes "compromettent gravement l’échange humanitaire et annulent la possibilité d’une sortie politique du conflit".

Mais au delà de du coup porté aux FARC et à l’échange humanitaire, la Colombie s’en prend directement à l’Equateur en accusant le gouvernement du président Rafael Correa de sympathie et de collaboration avec les FARC.

Quelques heures après l’Equateur, c’est le gouvernement vénézuélien et le président Chávez qui sont également accusés de soutenir politiquement et financièrement les FARC.

Les autorités colombiennes affirment tirer leurs informations d’un ordinateur récupéré sur les lieux et qui appartenait à Raul Reyes (ordinateur de fort bonne qualité puisqu’il à résisté à un bombardement qui a fait 20 victimes dont son propriétaire).

Sortant toujours un nouveau tour de son chapeau, Uribe affirme que cet ordinateur révèle également l’acquisition par les FARC de 50 kg d’uranium. Pouvant de là, dans les prochains jours (pourquoi pas ?) faire le lien avec le Venezuela qui entretient des relations commerciales avec l’Iran. Il faut s’attendre à tout.

Violation constante du territoire équatorien

En réaction, le président Rafael Correa a rompu les relations diplomatiques avec Bogotá et a déployé des troupes le long de la frontière avec la Colombie voisine.

La violation du territoire équatorien par l’armée colombienne n’est pas neuve. Avec l’aide des Etats-Unis par l’intermédiaire du Plan Colombia (1), des avions colombiens survolent fréquemment la zone frontalière.

Parmi leurs activités, ils répandent des pesticides sur les cultures de coca, non seulement en Colombie mais aussi du côté équatorien. Mis à part la coca, les zones touchées par ces fumigations comptent aussi des cultures d’aliments et des villages où les paysans se retrouvent contaminés par ces produits fournis, cela dit en passant, par la multinationale des OGM Monsanto.

Les fumigations sont en suspend depuis janvier dernier, suite à une plainte de Quito qui compte d'ailleurs porter cette affaire devant le Tribunal pénal international de La Haye.

Haut responsable militaire étasunien en voyage à Bogotá

D’après une dépêche de l’agence de presse Efe datée du 3 mars, un haut responsable militaire étasunien s’est rendu à Bogotá deux jours avant le bombardement de samedi dernier.

La visite ne fut mentionnée que discrètement par un site Internet des Forces militaires de Colombie, sur lequel apparaît une photo datée du 28 février.

Le contre-amiral Joseph Nimmich, directeur de la Force d’Intervention conjointe (Joint Interagency Task Force) des Etats-Unis, a été reçu ce jour-là au Commandement général des Forces militaires colombiennes.

D’après la dépêche citée, l’objectif de ce voyage était de "partager une information vitale sur la lutte contre le terrorisme".

On peut s’attendre dans les prochaines heures à de nouvelles "révélations" de la part du gouvernement d’Álvaro Uribe, qui pourraient occasionner de nouvelles réactions.

Note:

(1) Pour l’année 2008, les Etats-Unis ont approuvé un budget de 500 millions de dollars pour financer le Plan Colombia.



Echange humanitaire

L’échange ou accord humanitaire devait consister en la libération d’une quarantaine d’otages des FARC contre la remise en liberté de 500 combattants détenus dans les prisons colombiennes. Parmi les personnes aux mains de la guérilla figurent des députés, ainsi que des soldats et policiers colombiens capturés au combat.

L’ex candidate présidentielle franco-colombienne Ingrid Betancourt fait également partie de ce groupe d’otages, tout comme trois citoyens étasuniens, dont l’avion avait été abattu par la guérilla au-dessus de la jungle et qui prétendent être des "contratistes" d’une firme privée nord-américaine.

Les FARC exigent cependant la démilitarisation de deux départements du sud du pays, Florida et Pradera, pour réaliser l’échange. Ils demandent aussi d’inclure dans les 500 guérilleros à libérer, Simón Trinidad, arrêté à Quito en janvier 2004 au cours d’une opération de la police équatorienne, en lien avec les services de renseignement colombien et américain, ainsi qu’une combattante de la guérilla, alias Sonia. Tous deux ont été extradiés aux Etats-Unis et y sont emprisonnés. Bogotá se nie à accepter ces conditions pour réaliser l’échange.


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